De Platon à Durkheim en passant par Adam Smith, il est généralement admis que l’une des propriétés fondamentales des sociétés humaines est la spécialisation qui y règne: chaque individu au sein d’une société acquiert et met en œuvre des compétences qui ne sont pas partagées par tous. Votre boucher est spécialisé dans la boucherie, votre bijoutier dans la bijouterie et votre professeur de philosophie dans l’enseignement de la philosophie. Cette "division du travail" est ce qui permet le développement d’une économie riche et diverse au sein d’une société, ainsi que la production de biens qui ne visent pas seulement à satisfaire les besoins primaires. Imaginez ce qui se passerait si tout le monde accomplissait les mêmes tâches: il serait nécessaire que tout le monde soit occupé à la production des biens les plus nécessaires à la vie (comme la nourriture), ce qui rendrait impossible – ou du moins très difficile – la production de biens plus superflus d’un point de vue vital, mais dont nous regretterions l’absence (comme tout ce qui relève du domaine des sciences et de la culture). La spécialisation, à l’inverse, permet à certains de produire les biens les plus essentiels, tout en laissant aux autres la possibilité de produire certains biens moins vitaux (comme la littérature), voire carrément superflus (comme les bijoux pour chiens).

Se spécialiser ne peut cependant pas être défini comme le seul acte d’acquérir des compétences supérieures à la moyenne dans un domaine. Imaginez que vive un homme supérieurement intelligent et compétent (et probablement doté d’une très longue vie), capable d’atteindre l’excellence dans tous les domaines. Nous ne dirions pas de cet être qu’il s’est spécialisé en tout, car cela n’a aucun sens: se spécialiser, c’est non seulement acquérir certaines compétences dans un ou plusieurs domaines, mais aussi le faire au détriment d’autres domaines. Pour les êtres mortels et limités que nous sommes, faire le choix d’acquérir des compétences particulières dans un domaine se fait toujours au prix de renoncer à en acquérir dans d’autres, soit par manque de temps, soit parce que certaines capacités sont incompatibles. Quand on dit de quelqu’un qu’il est spécialiste, on signifie donc qu’il est bon dans un certain domaine, mais pas dans les autres.

Or, la spécialisation est un phénomène qui touche aussi le domaine du savoir: les docteurs et professeurs des universités sont tous docteurs et professeurs de quelque chose, et s’identifient en général par la discipline (philosophie, mathématique, biologie, etc.) dans laquelle ils sont versés. En fait, la plupart sont même plutôt spécialistes dans un sous-domaine de leur discipline (comme, par exemple, l’histoire de la philosophie), voire plutôt même spécialistes d’un sujet d’un certain sous-domaine de leur discipline (comme, par exemple, les théories politiques des philosophes allemands du XVIIIe siècle). Cette situation (parfaitement illustrée ici) donne parfois sujet à moquerie (sur le mode "des chevaliers de l’an mil au lac de Paladru"), mais c’est mal comprendre qu’une telle spécialisation est nécessaire dans le domaine de la recherche scientifique. La recherche progresse par petits pas, et pour chacun de ces pas, elle nécessite des personnes entièrement au fait des dernières avancées sur une question donnée. Par exemple, on ne peut pas faire de la recherche sur le rôle joué par telle molécule dans telle réaction chimique dans tel organe de tel animal sans prendre le temps de se spécialiser sur cette question et de prendre connaissance de toutes les recherches qui ont été faites sur le sujet. Cela peut paraître dérisoire vu de l’extérieur, mais c’est le seul moyen d’avancer.

Cependant, on a vu que la spécialisation se fait au détriment d’autres compétences. Cela signifie que la spécialisation scientifique, la spécialisation du savoir, doit se faire au détriment d’autres savoirs. L’absence de savoir étant l’ignorance, on en est tout naturellement conduit à se demander si la spécialisation n’est pas source d’ignorance.

Cette question est souvent posée avec à l’esprit certaines grandes figures humanistes, comme celles de Descartes ou de Pascal: ces grands esprits n’étaient-ils pas capables d’embrasser toutes les disciplines de leur temps – la philosophie, les mathématiques, la physique, les sciences naturelles – et de contribuer de manière significative à chacune d’entre elles? N’étaient-ils pas curieux de tout? Pourquoi ne pouvons-nous pas avoir de tels penseurs aujourd’hui? La réponse est simple: toutes ces sciences étaient bien moins développées à leur époque qu’à la notre, la masse de publications scientifiques bien moindre, et le nombre de méthodes expérimentales à maîtriser bien inférieur à celui d’aujourd’hui. Il était donc plus facile à l’époque de maîtriser l’essentiel de chaque science. Cela est impossible aujourd’hui, pas à cause de la spécialisation, mais du fait de la croissance sans précédent des connaissances humaines.

Renonçons donc à comparer ce qui n’a pas lieu d’être comparé et demandons-nous si la spécialisation est source d’ignorance. Cette question peut être posée à deux niveaux: celui de l’individu qui se spécialise et celui de la société composée de spécialistes.

Il convient maintenant de distinguer deux types de conceptions de la connaissance et du savoir. Selon les conceptions exigeantes de la connaissance, savoir quelque chose requière d'être capable de démontrer que tel est le cas. Cela signifie que si vous avez lu que la Terre est ronde ou que l’eau est composée d’H2O dans un livre de physique-chimie, cela n’est pas suffisant pour que vous puissiez dire que vous savez que la Terre est ronde ou l’eau composée d’H2O: il faut en plus que vous connaissiez les données et arguments scientifiques qui prouvent que tel est le cas. De ce point de vue, la conclusion est donc simple: seul le spécialiste est en mesure de savoir, car lui seul connaît le détail de chaque énoncé scientifique. Les autres (ceux qui ne rentrent pas dans les détails de la science mais se contentent de lire des ouvrages de vulgarisation scientifique) ne savent rien: ils n’ont que des croyances vraies. De ce point de vue, donc, la spécialisation n’est pas un obstacle à la connaissance, mais semble plus constituer sa condition de possibilité.

Mais prenons maintenant une conception moins exigeante de la connaissance, selon laquelle celui qui a lu dans un livre de chimie que l’eau est composée d’H2O peut affirmer savoir que l’eau est composée d’H2O, du moment qu’il a de bonnes raisons de considérer que l’auteur est un expert dans son domaine, ou au moins un informateur fiable. Dans ce cas, on peut savoir quelque chose sans être expert dans un domaine. Cependant, cette connaissance suppose toujours qu’il existe des experts qui ont écrit lesdits livres, permettant ainsi la diffusion du savoir. Là encore, il faut des spécialistes pour que la connaissance puisse se développer au niveau de la société.

Mais qu’en est-il, dans ce cas, de l’individu qui se spécialise? N’est-il pas condamné à rester ignorant des autres domaines dont il pourrait prendre connaissance à force de spécialiser? Derrière cette question se trouve une caricature du spécialiste comme être obnubilé par son propre champ de recherche (voire son sujet de thèse) et incapable de s’intéresser au reste – tel Sherlock Holmes avouant à Watson qu’il ne sait pas que la Terre tourne autour du Soleil mais qu’il s’en fiche parce que ce genre de connaissances ne lui est guère utile dans son métier (dans Une étude en rouge). Mais, dans les faits, rien n’empêche celui qui se spécialise dans un domaine de la connaissance de maintenir un bon niveau de culture générale dans les autres domaines du savoir – tout comme un champion de natation peut aussi continuer à marcher, voire être un bon marcheur. On se plaît souvent à pointer du doigt le manque de culture littéraire des "scientifiques" et l’illettrisme scientifique des "littéraires" mais, au-delà des caricatures simplistes, je ne connais pas de preuve empirique indiquant que le niveau en littérature des "scientifiques" ou le niveau en science des "littéraires" soit inférieur à la moyenne générale de la population des non-spécialistes. Plus probablement, les spécialistes sont des gens comme les autres: certains sont curieux de tout et d’autres pas, et certains manquent certainement de culture générale, mais sans qu’il soit possible de mettre ça sur le dos de leur spécialisation.

Il n’y a donc pas raison de penser que la spécialisation est source d’ignorance, à moins de supposer (à tort, selon moi) qu’elle s’accompagne nécessairement de symptômes psychologiques comme l’incapacité à s’intéresser à quoique ce soit d’autre. Mais la monomanie n’est pas l’apanage des spécialistes. Cependant, certains ont défendu une thèse plus faible et plus plausible, selon laquelle une spécialisation à outrance ne rend pas ignorant mais peut freiner le développement des sciences et de la connaissance humaine.

Cette thèse a été défendue entre autres par le philosophe Henri Bergson dans une très courte conférence de 1882 intitulée justement La Spécialité, dont on peut trouver le texte dans le recueil Mélanges (Presses Universitaires de France). Après avoir dressé un portrait effrayant et très caricatural du spécialiste et de sa condition psychologique, Bergson décrit dans cette conférence ce qu’il pense constituer le principal danger de la spécialisation à outrance: l’incapacité à communiquer avec les autres sciences, et donc de restituer ses propres découvertes dans une perspective plus générale. Pour illustrer ce phénomène, Bergson utilise une métaphore: le spécialiste serait comme l’homme qui étudie au microscope des cellules en oubliant qu’elles font partie d’une patte d’araignée. Il est ainsi incapable de faire sens de ses résultats.

Même si la critique de Bergson est probablement trop pessimiste, il est vrai que certaines questions ne peuvent pas être résolues par une seule discipline mais demande un travail conjoint entre plusieurs disciplines. Par exemple, de nombreuses questions sur la nature de l’esprit humain sont actuellement abordées dans des perspectives qui mêlent philosophie, psychologie, neurosciences et informatique. De plus, certains champs peuvent tirer des questions, concepts et idées nouvelles dans d’autres disciplines. Enfin, ignorer ce qui se passe dans d’autres champs peut empêcher de réaliser que certaines questions que l’on croit neuve ont déjà été abordées et longuement traitées par d’autres. Tout cela signifie que le progrès scientifique requiert un dialogue soutenu entre les différentes disciplines, ce que l’on appelle aujourd’hui l’interdisciplinarité. Cependant, il n’est pas clair que l’interdisciplinarité s’oppose à la spécialisation. Au contraire, pour que l’interdisciplinarité fonctionne, il faut que chaque discipline apporte quelque chose à l’enquête scientifique, et cela nécessite une certaine spécialisation. Bien entendu, il serait idéal d’avoir des personnes compétentes dans les différentes disciplines, et certaines personnes parviennent à maîtriser de façon satisfaisante les outils fondamentaux de plusieurs disciplines, mais même ces personnes doivent se spécialiser d’une autre façon, par exemple en étant compétentes dans plusieurs disciplines, mais spécialistes d’un certain sujet. Comme nous l’avons vu, la nature humaine souffre de trop de limitations pour que l’on puisse raisonnablement espérer une génération de super scientifiques compétents en tout. Bien plutôt, il convient de comprendre que, tout comme en économie, la spécialisation du savoir peut être une force dès lors que chacun renonce à tout résoudre par soi-même et accepte sa place au sein de la division du travail scientifique.

Ainsi, il n’y a selon moi aucune raison sérieuse de penser que la spécialisation du savoir est source d’ignorance. Bien plutôt, la spécialisation semble être une des conditions indispensables pour le progrès des connaissances humaines. Les préventions que nous pourrions avoir à son encontre résultent d’une confusion entre spécialisation et manque de curiosité ou spécialisation et manque d’ouverture à l’égard des autres spécialisations. Mais on peut être spécialiste, curieux de tout et ouvert au dialogue avec les autres disciplines.