Oui, on peut agir de manière désintéressée (= sans rechercher notre propre intérêt).

La théorie qui soutient qu'à chaque fois que nous agissons nous recherchons en fait nos propres intérêts est appelée EGOISME PSYCHOLOGIQUE. Selon l'égoïsme psychologique, nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons pas être motivés par autre chose que la recherche de notre propre intérêt (attention : il ne faut pas confondre l'égoïsme psychologique avec l'égoïsme éthique qui soutient que la seule chose que nous DEVONS faire est de rechercher notre propre intérêt). Cet intérêt peut être notre richesse, notre gloire, notre salut,... ; mais les égoïstes psychologiques adoptent le plus souvent la thèse selon laquelle tous ces intérêts personnels peuvent être ramenés à notre propre plaisir (nous voulons la gloire, la richesse...parce que cela nous procure du plaisir). La thèse est alors qu'à chaque fois que nous agissons, ce que nous recherchons au final est notre propre plaisir.

Je pense donc que l'égoïsme psychologique est faux. Il s'appuie sur deux principaux arguments qui sont incorrects.

(i) Le premier argument consiste à mettre en évidence des cas où des actes en apparence altruistes sont en fait accomplis pour des fins égoïstes. "Jeanne a donné 10CHF au Téléthon en prétendant vouloir aider la recherche, mais en réalité c'était seulement pour se donner bonne conscience". L'égoïste psychologique suggère que puisque cela est parfois le cas, cela l'est toujours. Un tel argument n'est évidemment pas valide ("il pleut parfois" n'implique pas "il pleut toujours"). Certes, il est possible de re-décrire toute action en apparence non-égoïste comme une action en réalité égoïste : mais pourquoi ce type de re-description devrait-il TOUJOURS être préféré à la description initiale (si ce n'est parce que l'on présuppose que l'égoïsme psychologique est vrai) ?

(ii) L'autre argument mis en avant par les défenseurs de l'égoïsme psychologique est que si quelqu'un agit, il y a forcément quelque chose d'interne à la personne qui la meut. Si Michel aide Julie, c'est parce qu'il désire l'aider. Or ce désir est bien un désir de Michel, donc ce que Michel recherche est bien son propre intérêt. Cet argument est également incorrect car il joue sur une confusion entre nos désirs et les objets de nos désirs, entre le fait que nous voulions et ce que nous voulons. Pour agir, il faut certainement vouloir ou désirer quelque chose. Cette volonté et ce désir doivent bien être une volonté ou un désir de la personne qui agit. Mais cela ne montre pas encore que ce que veut la personne qui agit est son intérêt. Le désir est forcément interne à l'agent, mais pas l'objet du désir. Si Emile veut le bonheur de Lucie, la volonté d'Emile est bien la sienne, mais le bonheur qu'il veut n'est pas le sien, mais précisément celui de Lucie.

Une remarque pour finir : si l'égoïsme psychologique était vrai, il impliquerait que la morale qui préconise de n'agir que de manière désintéressée serait fausse. En effet, il est en général admis qu'on ne doit faire que ce que l'on peut faire. Dès lors, si nous ne pouvons pas désirer autre chose que nous propre intérêt, nous ne pouvons pas non plus devoir désirer autre chose que notre propre intérêt. Les partisans de la morale du désintéressement doivent donc rejeter l'égoïsme psychologique (pour autant, les adversaires de l'égoïsme psychologique ne sont pas contraints d'adopter une moral du désintéressement).

Pour en savoir plus :

-Une présentation de Julien Deonna (Université de Genève) et Fabrice Teroni (Université de Berne) sur l'expérience de pensée de la "machine à a expérience" :

http://www.philosophie.ch/assets/files/decouvrir/plaisir.pdf

-deux vidéos du philomaton sur la machine à a expérience :

http://www.philosophie.ch/philomaton-mobile/?p=76, http://www.philosophie.ch/philomaton-mobile/?p=80

-l'article central de Feinberg contre l'égoïsme psychologique (dont j'ai tiré les arguments présentés ici). L'article est en anglais et la première édition date de 1958 :

Feinberg, Joel. "Psychological Egoism." In Reason & Responsibility: Readings in Some Basic Problems of Philosophy, edited by Joel Feinberg and Russ Shafer-Landau, 520-532. California: Thomson Wadsworth, 2008.