Votre question est très pertinente. En effet, il existe un lien clair entre ce que l’on appelle la mondialisation et la crise actuelle. Je me réfère à la théorie de la régulation (voir des auteurs comme Boyer, Chesnais, Aglietta, etc.) ainsi qu’à la manière dont l’historien Fernand Braudel décrit ce qu’il appelle « le capitalisme » par opposition à « l’économie de marché ». La théorie de la régulation nous dit qu’il y a des périodes dans le système économique qui sont très différentes les unes des autres et qui se terminent par des crises. Par exemple, nous avons vécu les trente glorieuses de l’après-guerre, période qui était organisée autour de la production de masse et de la consommation de masse, l’augmentation continuelle des salaires permettant aux travailleurs d’acheter la production croissante. Ce « cercle vertueux », dénommé « régime fordiste », organisé principalement à l’échelle des états nations et régulé internationalement par le système de Bretton woods, c’est écroulé durant les années septante. Dans les années quatre-vingts, l’arrivée au pouvoir des néoconservateurs comme Margareth Thatcher et Ronald Reagan était portée par le souhait des classes moyennes de voir la valeur de leur épargne préservée pour le futur. La manière d’y parvenir a été de faire sauter le carcan des états-nations pour les mouvements de capitaux. La dérégulation des mouvements de capitaux a permis d’exercer un réel contrôle de la part des opérateurs financiers sur les états et sur les banques centrales. L’inflation a été ainsi vaincue. Cependant, ces marchés financiers se sont mis à vivre leur propre logique, et non plus à se développer en fonction de l’économie réelle qu’ils étaient censés soutenir.

Le « régime d’accumulation financière » peut être caractérisé de la manière suivante. L’industrie financière, par définition, construit et exploite la mobilité des capitaux. En somme, l’idée de la libéralisation, c’est de dire « si vous ne respectez pas la volonté des détenteurs de capitaux, alors ces capitaux se retirent et vont ailleurs ». C’est ce que l’on appelle, dans le monde de la finance, la liquidité. Or, cette mobilité/liquidité est bien une construction spatiale. La période 1985 à aujourd’hui a consisté à construire des infrastructures (des réseaux de télécommunication électronique extrêmement performants, des relations aériennes entre Londres, New-York Tokyo, Zurich, etc.), et des institutions (des lois autorisant la mobilité des capitaux, mais aussi la défiscalisation des mouvements de capitaux, des émissions de titre, etc., des déréglementations permettant à telle ou telle place financière de créer plus facilement de nouveaux titres, etc.) qui mettent de plus en plus étroitement en relation les nœud de cette économie financière (ce que Saskia Sassen a appelé la global city – une seule « ville » étroitement interconnectée et regroupant les principales places financières mondiales). Ceci permet désormais de faire converger l’épargne vers ces centres et l’on débouche sur une période de croissance continue des cours boursiers. C’est cela qui este au cœur du système. La conséquence ? Ces centres avaient désormais la capacité de créer, via l’endettement et les innovations financières, de manière massive de nouveaux titres qui sont quasiment équivalents à de la monnaie. Les acteurs au centre du systèmes (sociétés financières, banques, entreprises cotées sur les marchés, etc.) ont vu leur pouvoir s’accroître considérablement en levant des capitaux, en s’endettant, et en étendant leur emprise sur de nouveaux pays (financiarisation progressive de tous les pays européens, puis émergents) de nouveaux secteurs (voyez les télécoms, les postes, les entreprises énergétiques, etc.), de nouvelles entreprises (par exemple les PME).

Les autres espaces ont de facto été placés en périphérie de cette économie financière. La force des entreprises cotées en bourse et les moyens toujours croissants qu’elles pouvaient lever sur les marchés financiers leur ont permis de racheter quasiment toutes les entreprises (disons la plus grande partie des entreprises en dessus de 30 employés dans l’industrie – mais le phénomène est massif aussi dans la distribution, les banques et assurances, etc.). Aujourd’hui, ce sont quelques entreprises ultra-concentrées spatialement et économiquement qui contrôlent le tissu productif. Mais ne nous y trompons pas : ces groupes sont avant tout des opérateurs financiers et ensuite seulement des industriels. Dans le même mouvement, les entrepreneurs locaux, ce que l’on appelait les « patrons », ont disparus : place aux gestionnaires venus des headquaters financiers du groupe.

La crise actuelle s’explique de manière multiple. Les déséquilibres financiers ont pu se développer à l’échelle du monde. Ainsi, les USA drainent durant cette période chaque année les 2/3 de l’épargne mondiale, avec l’endettement massif que cela entraîne. Ce système fonctionnait aussi longtemps qu’il restait des secteurs, des pays, des domaines à financiariser. Je pense qu’il y a aujourd’hui une certaine saturation planétaire, et plus guère d’endroits qui ont échappé à ce système. La « mobilité/liquidité » se heurte à des limites et l’accumulation continuelle n’est plus possible, en tout cas de moins en moins de monde la croit possible. Or, tout système économique, et particulièrement celui-ci, est basé sur des croyances convergentes pour le futur.