Voilà une question complexe, qui occupe les esprits depuis plusieurs siècles et mérite une réponse développée.

C’est le philosophe grec Platon qui, aux environs de 335 av. J.-C., raconte dans ses traités du Timée et du Critias l’histoire de la guerre entre la mystérieuse île de l’Atlantide et l’ancienne cité d’Athènes, puis la destruction de l’Atlantide dans un grand cataclysme environ neuf mille ans avant sa propre époque. Aujourd’hui, les spécialistes du monde grec (par exemple l’historien français Pierre Vidal-Naquet dans L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien) ont démontré que ce mythe avait surtout pour fonction de critiquer la politique impérialiste des Athéniens à l’époque de Platon: l’Atlantide de son récit représenterait une version pervertie et arrogante d’Athènes, qui cherchait alors à étendre son emprise sur toute la Méditerranée, confrontée à une version idéalisée et encore pure d’elle-même.

Le "mythe" de l’Atlantide a ensuite été réutilisé par de nombreux auteurs au fil des siècles, chacun cherchant à déterminer si l’Atlantide avait réellement existé ou non, et le cas échéant à identifier l’endroit précis où en retrouver les ruines (dans l’histoire de Platon, elle était située au-delà du détroit de Gibraltar, dans l’Océan Atlantique). Ainsi certains chroniqueurs espagnols relatant la découverte des Amériques pensaient que le Nouveau Monde et l’Atlantide ne faisaient qu’un, tandis que le père jésuite Athanassius Kircher situait le continent perdu aux Canaries et que le Suédois Olaus Rudbeck pensait que la véritable Atlantide était en réalité… la Suède. La liste des "atlantistes" est infiniment longue.

Un personnage très influent dans la perpétuelle réinvention de l'Atlantide fut l’Américain Ignatius Donnelly. Dans son livre Atlantis publié en 1882, il fait de l’Atlantide le jardin d’Éden originel, l’endroit où se serait développée la première civilisation de l’humanité. Selon lui, après un déluge qui engloutit leur île, quelques survivants se seraient répartis sur toute la surface de la Terre et auraient fondé les différentes nations antiques. Les ressemblances entre plusieurs cultures humaines s'expliqueraient donc par le fait qu’elles étaient héritières de l'Atlantide. Donnelly y voyait par exemple l’origine de l’alphabet phénicien et des hiéroglyphes mayas (quand bien même ces deux systèmes d’écriture n’ont rien de commun) et l’origine de la religion solaire des Égyptiens et des Incas. En fait, pour Donnelly, presque tout pouvait être relié à l’Atlantide. Il est l’un de ceux qui ont émis l’idée que le mythique pays dont les Aztèques disaient être originaires, Aztlán – dans le récit de leurs pérégrinations que l’on peut lire en images dans le Codex Boturini et en nahuatl dans le Codex Aubin, tous deux du XVI siècle – n’était autre que l’Atlantide. Sa théorie fut ensuite reprise et adaptée par de nombreux autres occultistes et chercheurs de mystères tels que James Churchward, Lewis Spence ou Helena Blavatsky.

Malheureusement, les théories de Donnelly et de ses condisciples ne reposent sur aucun fondement scientifique solide. Elles ont été formulées par des personnes qui n’avaient eux-mêmes pas de formation dans le domaine de l’archéologie ou des langues qu'ils prétendaient traduire. Donnelly était juriste, homme politique et écrivain tandis que James Churchward disait avoir appris à déchiffrer des tablettes mésoaméricaines auprès d’un prêtre en Inde. Un autre "atlantiste", l’abbé Charles Étienne Brasseur, eut recours à une méthode complètement fantaisiste pour traduire le codex maya Tro-cortesiano II (Codex de Madrid), ce que le conduisit à y lire erronément le récit de la destruction d’un autre continent perdu, celui de "Mu".

Ainsi que je l’avais déjà dit dans une autre réponse sur RTS Découverte il y a quelques années (à propos de la découverte de "pyramides" atlantes en Bosnie-Herzégovine), ces théories relèvent du domaine de l’occultisme et de la pseudo-archéologie. Il s’agit d’une tendance fascinante qui offre de lever le voile sur tous les mystères de l’univers et de l’humanité, mais dont les arguments ne sont pas suffisamment étayés pour être recevables scientifiquement. En l’occurrence, la présence d’un même type d’architecture dans plusieurs régions du monde, par exemple des structures pyramidales en Égypte, en Mésopotamie, chez les Mayas, les Aztèques ou les Incas, ne suffit pas à prouver que ces cultures auraient été en contact à une période reculée. De la même manière, une vague ressemblance phonétique entre deux termes, par exemple Aztlán et Atlantide, ne constitue pas une preuve recevable au niveau linguistique que les cultures aztèques et grecques faisaient ainsi référence à un même pays. Même l’existence d’un motif narratif similaire dans deux récits – l’histoire d’une île ou d’un continent englouti sous les eaux – est trop vague pour permettre d’identifier un lien de parenté entre deux cultures très éloignées l’une de l’autre. Certains chercheurs contemporains défendent tout de même l’idée qu'analyser la ressemblance des mythes et de récits devrait nous permettre d’identifier leur diffusion à partir d’un ou plusieurs noyaux communs de l’humanité préhistorique. C’est le cas par exemple de l’indianiste étatsunien Michael Witzel dans The Origins of the World’s Mythologies (2012). Mais sa méthode et ses conclusions sont très contestées, et il ne parle pas du tout de l’Atlantide.

Aujourd’hui, les théories sur l’Atlantide que nous avons évoquées ne présentent aucun argument suffisamment convaincant pour être accepté par la communauté scientifique. Mais cette absence de preuve ne doit pas nous empêcher de continuer à parler de l’Atlantide, qui continuera encore longtemps à exacerber notre imagination et à inspirer des histoires aussi fantastiques que le Vingt mille lieues sous les mers de Jules Vernes ou , une aventure de Corto Maltese par Hugo Pratt.

Lectures recommandées :

Olivier Boura, Les Atlantides. Généalogie d’un mythe, Arléa, 2003.

Umberto Eco, Histoire des lieux de légende, Flammarion, 2013.

Pierre Vidal-Naquet, L’Atlantide. Petite histoire d’un mythe platonicien, Les Belles Lettres, 2005.