Parler de l'Illyrie, de sa civilisation et de sa culture reste encore aujourd'hui un exercice très difficile, malgré les progrès dans nos connaissances de l’histoire des différentes régions de l’Antiquité. Aucune histoire rédigée par un antique Illyrien ne nous est parvenue, nous ne savons presque rien de leur langue, et nous ne savons même pas exactement quel territoire antique occupaient exactement ceux qui se définissaient (peut-être) comme des "Illyriens", ni même qui ils étaient vraiment. Les seules choses que nous savons d’eux sont ce que les auteurs grecs et latins ont écrit sur cette population qui habitait en gros l’ouest des Balkans (par exemple Strabon, Géographie VII, 5, 1-4 et Appien, Histoire romaine X, 2). Sous l’empire romain, la province connue sous le nom d'Illyricum occupait un territoire plus étendu allant jusqu'à la Drava et au Danube, englobant très probablement des populations qui n’étaient pas originellement considérées comme illyriennes.



Aujourd'hui, les archéologues et les linguistes restent partagés sur la possibilité même d’affirmer qu'il existait une civilisation spécifiquement illyrienne se distinguant, par sa culture matérielle ou par sa langue, des cultures avoisinantes. En fait, l'idée que l’on se fait d'une antique civilisation illyrienne est surtout due à l’écriture d'une certaine histoire nationaliste de la région des Balkans. Cette idée apparaît suite aux conquêtes de Napoléon, quand l’empereur français décide d'appeler "provinces illyriennes" les pays cédés par l’Autriche au royaume d'Italie en 1809.

Ensuite, la notion d'une antique identité illyrienne et d’un langage illyrien pur de toute influence extérieure naît notamment sous la plume de l’indépendantiste croate Ljudevit Gaj en 1835 (son Mouvement des Illyriens revendiquait la création d’un Etat pour tous les slaves du sud). William Martin Leake, voyageur britannique, formule également en 1814 l'hypothèse que les Albanais modernes étaient les descendants des anciennes tribus illyriennes, et qu'ils étaient, par leur indépendance farouche, comme plus purs et plus "grecs" que les Grecs eux-mêmes.

 Mais ce sont là des hypothèses récentes, très influencées par différents agendas politiques.

Pour en revenir plus précisément à la langue illyrienne, les experts en linguistique ne peuvent pas dire grand-chose à son sujet puisqu'aucune inscription rédigée en cette langue ne nous est parvenue (ni en alphabet latin, ni dans un alphabet propre aux Illyriens). Les linguistes ont donc été obligés de se contenter des indices fournis par les noms de personnes et de lieux pour déterminer que l’illyrien était sans doute une langue indo-européenne, mais sans pouvoir en être définitivement certains.

En conséquence, la théorie selon laquelle la langue albanaise moderne (attestée dès le XVe s. apr. J.-C.) serait directement héritière de l'illyrien n’est pas invraisemblable d’un point de vue historique et linguistique, mais reste impossible à démontrer tant que l'on n'aura pas découvert d’autres preuves et indices.

 Quant à savoir la raison pour laquelle les Illyriens n'ont laissé aucune inscription écrite en leur langue, mystère. On peut simplement relever que, dans le reste de l'Europe, de nombreuses autres populations voisines des Grecs et des Latins n’ont elles non plus jamais (ou presque) mis par écrit leurs langues qui restent donc très peu connues, par le biais des témoignages des auteurs classiques et par l’influence qu'elles ont eue sur le développement des langues que nous parlons aujourd'hui: c’est notamment le cas des langues sicule (Sicile), rhétique (Alpes), ligure (nord-ouest de l’Italie), thrace (entre le Danube et le nord de la mer Égée), messapienne (sud-est de l’Italie) et même macédonienne antique. 

D’autres populations, en contrepartie, avaient développé un système d’écriture et nous ont laissé un plus ou moins grand nombre d’inscriptions et d’écrits qui nous permettent d’en savoir un peu plus sur leur système linguistique: c’est le cas par exemple des langues sabelliques en Italie pré-romaine (osque, ombrien, samnite, etc.), du venète (350 inscriptions), de la langue étrusque (environ 9000 inscriptions), du celtibère (Espagne actuelle), du gaulois (à travers toute l’Europe), du gothique (région germanique), etc.

Bibliographie: Galaty Michael L. et Watkinson Charles, Archaeology Under Dictatorship, Springer, 2004, 240 p.
Kos Marjeta Šašel, Appian and Illyricum, Narodni Muzej Slovenije, 2005, 680 p.
Wallace Jennifer, « A (Hi)story of Illyria », Greece & Rome, 1998, vol. 45, no 2, pp. 213‑225.
Woodard Roger D., The Ancient Languages of Europe, Cambridge University Press, 2008, pp. 7-8.