J’avais déjà parlé dans une autre réponse (voir en fin de texte) sur le forum RTS Découverte de la manière dont la civilisation des Illyriens, dont on ne sait presque rien à part quelques brèves mentions dans les sources grecques antiques, avait été réinventée comme une prestigieuse culture plus ancienne que celle de la Grèce antique pour des raisons politiques et nationalistes, notamment en Albanie sous le gouvernement d’Enver Hoxa.

Plus récemment, en Bosnie-Herzégovine, c’est dans la ville de Visoko que l’archéologue amateur et homme d’affaires américano-bosniaque Semir Osmanagić a prétendu entre 2005 et 2006 avoir découvert que les collines qui entouraient la ville étaient en réalité les "pyramides" les plus grandes et les plus anciennes de toute l’histoire de l’humanité (elles auraient été construites il y a 27'000 ans!). Depuis, d’autres sites autour de Visoko ont été associés à ces découvertes, révélant chaque année des structures plus anciennes et plus incroyables. Les publications les plus récentes d’Osmanagić et de ses collaborateurs parlent à leur sujet de "portails inter-dimensionnels", voire "d’ondes d’énergie quantique aux effets guérisseurs", entre autres. À ce propos, pour mieux situer le personnage en question, il faut peut-être rappeler que Semir Osmanagić, titulaire d’un doctorat en études mayanistes de l’Université de Sarajevo dont les thèses sont très contestées, avait déjà publié plusieurs ouvrages d’histoire alternative sur les pyramides à travers le monde. En 2005, dans son livre The World of the Maya, il affirmait ainsi que la civilisation maya descendait d’extra-terrestres venus de la constellation des Pléiades, et qu’ils avaient hérité leurs connaissances de leurs ancêtres habitant les continents perdus de l’Atlantide et de la Lémurie (Mu).

On le comprend bien, les théories de Semir Osmanagić s’inscrivent dans le courant de l’ufologie (la "science" des ovnis) et d’une certaine pseudo-archéologie New Age. Ces idées, héritières des courants ésotériques du XIXe siècle et de leur interprétation fantasque des premières théories évolutionnistes de Darwin, sont d’ailleurs sensiblement les mêmes que celles qui avaient été mises en scène par l’entrepreneur Erich von Däniken dans le cadre de son parc d’attraction de Mystery Park, ouvert en 2003 à Interlaken (avant de faire faillite). L’aspect novateur de l’affaire des "pyramides" de Visoko réside dans l’accent nationaliste qui y a été ajouté, attribuant parfois leur construction à une culture préhistorique rapprochée de celles des supposés habitants de l’Atlantide, et qui ne serait autre que la civilisation des Illyriens, ancêtres de toutes les nations balkaniques.

En l’occurrence, l’immense majorité de la communauté archéologique a reconnu que les "pyramides" en question n’étaient que des collines naturelles présentant une forme trapézoïdale très particulière, et qu’aucun matériel prétendument retrouvé par Osmanagić n’était authentique: l’intégralité des théories relatives aux pyramides de Visoko, des prémisses aux conclusions en passant par la méthodologie de fouille, est unanimement reconnue comme invalide par les archéologues et les historiens. De fait, la croyance dans les pyramides de Bosnie fait partie de ce qu’on appelle "l’histoire alternative" ou la pseudo-archéologie, une science parallèle fascinante qui offre de lever le voile sur tous les mystères de l’univers et de l’humanité, mais qui demande malheureusement d’être crue sur parole sans offrir aucune preuve reconnue comme scientifique de ce qu’elle avance.

Il peut être surprenant de constater que l’engouement initial provoqué par l’affirmation de la découverte d’Osmanagić ne s’est pas tari, et que de nouvelles campagnes de fouilles sont régulièrement subventionnées par les autorités locales et les fonds publics bosniaques. Toutefois, les considérations scientifiques mises à part, il faut bien admettre que les "pyramides" de Visoko ne sont finalement pas moins authentiques, par exemple, que certaines traditions populaires parfois présentées comme très anciennes mais en réalité inventées entre le XVIIIe et le XIXe siècle, qu’il s’agisse du port du kilt en Écosse, de la fête de l’Escalade à Genève ou du festival des "Tschäggättäs" de la vallée du Lötschental. Or l’immense succès rencontré par la découverte de ces "pyramides" depuis 2006 nous rappelle qu’elles jouent désormais un rôle très important dans le tourisme et l’économie locale et peuvent représenter un symbole positif et rassembleur autour duquel tente de se reconstruire l’identité bosniaque, mise à mal tout au long de la guerre des Balkans. À ce titre elles constitueront sans doute encore pendant longtemps une étape intrigante lors de tout voyage en Bosnie-Herzégovine.

Autre réponse à ce sujet: http://www.rts.ch/decouverte/monde-et-societe/histoire/4643995-pourquoi-la-majorite-des-noms-de-la-mythologie-grecque-ont-une-signification-et-prennent-sens-dans-la-langue-albanaise.html

À lire pour plus d’information à ce sujet :

Dzino Danijel, "Commentary: Archaeology and the (De)Construction of Bosnian Identity", in Russel Ó Ríagáin et Nicolae Popa Cǎtǎlin (éds.), Archaeology and the (De)Construction of National and Supra-National Polities, Cambridge, University of Cambridge, coll. "Archaeological Review from Cambridge", n˚ 27.2, 2012, pp. 179‑188.

Galaty Michael L. et Watkinson Charles, Archaeology Under Dictatorship, Springer, 2004.

Pruitt Tera C., "Performance, Participation and the Pyramids: Addressing Meaning and Methods behind Alternative Archaeology in Visoko, Bosnia", in Anna Simandiraki-Grimshaw (éd.), From archaeology to archaeologies: the "other" past, Oxford, Archaeopress, coll. "BAR international series", n˚ 2409, 2012, pp. 20‑32.