Publié

Jean-Jacques Lagrange raconte "La dernière campagne de Kennedy"

Jean-Jacques Lagrange [RTS]
Jean-Jacques Lagrange. - [RTS]
Invité en 2008 par le site des archives de la RTS, le réalisateur Jean-Jacques Lagrange raconte le tournage américain qui, du suivi d'une campagne de primaires démocrates, s'est transformé en documentaire poignant sur les derniers instants du sénateur Bob Kennedy.

Pour Continents sans visa, Jean-Jacques Lagrange a suivi, avec Jean Dumur, André Gazut et Charles Champod, ce qui allait être la dernière campagne de Robert Kennedy. L'équipe profite d'une très grande proximité avec le sénateur et met en évidence le rôle de la presse, notamment audiovisuelle, dans cette campagne cruciale des primaires. Mais le 5 juin 1968, après l'annonce de la victoire de Bobby Kennedy en Californie, un ressortissant jordanien, Sirhan Bechera Sirhan tire deux balles sur le sénateur, alors qu'il quitte la salle de l'Ambassador Hotel de Los Angeles. Cinq autres tirs blesseront quatre personnes. Par ce geste, le meurtrier a voulu dénoncer la politique américaine au Proche-Orient.

Jean-Jacques Lagrange est l'invité du site des archives.

Le site des archives: En 1968, vous vous rendez pour Continents sans Visa et 5 Colonnes à la une aux Etats-Unis. Vous suivez la campagne électorale.

Jean-Jacques Lagrange. Nous voulions montrer le système des «primaries» et présenter la manière dont on «vendait» les candidats par le marketing politique, une méthode alors inconnue en Europe. Nous avions choisi de suivre Robert Kennedy, plus connu ici, et nous avons rejoint le Press Corp qui suivait la campagne des primaires de Californie. Jean Dumur était parti en premier pour préparer le reportage. Nous étions la seule équipe européenne et il fallut s'habituer aux règles très strictes qui concernaient les équipes de télévision autour du candidat en campagne. Nous devions aussi nous faire admettre par nos confrères américains qui nous considéraient un peu comme des paparazzi, car nous tournions souvent autour d'eux pour montrer l'ambiance et les coulisses de la campagne alors qu'ils s'attachaient aux basques du candidat pour ne pas rater une seule de ses déclarations. Mais après deux jours, nous étions adoptés et le tournage se passait très bien.

Quels souvenirs gardez-vous de cette proximité avec Robert Kennedy?

C'était un homme doué d'une énergie incroyable pour soutenir le rythme infernal de la campagne. Ces journées étaient interminables, à haranguer les foules, serrer des mains, signer des autographes. Mais c'était aussi un homme affable qui venait chaque jour bavarder un moment avec les journalistes dans l'avion, le bus ou le train qui nous transportait d'un bout à l'autre de la Californie car – présence médiatique oblige – il fallait sillonner chaque jour le nord, le centre et le sud de l'état. Dans ces moments plus intimes, il avait un mot sympathique, un commentaire ou une question pour chacun.

Quelle était l'atmosphère de cette campagne dans la population et la presse américaines?

La guerre du Vietnam, les émeutes raciales de Watts, l'assassinat de Martin Luther King le mois précédent avaient tendu à l'extrême le climat social et politique. Chaque Américain souhaitait un changement et Bobby Kennedy représentait l'homme qui pouvait apporter ce changement, d'où sa popularité, les foules énormes qui se pressaient à son passage, la ferveur qui accueillait ses discours. Il avait la faveur des Noirs et des immigrés latinos. Ses propositions pour résoudre les problèmes de la société américaine électrisaient les foules. Je crois qu'il y a certaines similitudes dans cette attente avec ce qui se passe aujourd'hui aux Etats-Unis, après les huit années catastrophiques de Georges Bush.

Que faites-vous quand on annonce qu'un homme a tiré sur Bobby?

Dans la salle de bal de l'hôtel Ambassador, nous avions attendu les résultats annoncés tardivement à minuit, le mardi soir. Puis Bobby est venu faire une brève déclaration de victoire, acclamé par des partisans en délire. André Gazut avait filmé et Charles Champod enregistré cette scène. Comme les autres équipes de télévision, nous nous apprêtions à plier le matériel quand la rumeur a couru: «Bobby has been shot». Ne sachant pas très bien ce qui arrivait, Gazut a mis sa caméra en marche et a filmé ce qui se passait devant lui: l'incertitude de la foule et, soudain sur le podium, l'annonce «We want a doctor!» puis immédiatement les cris et pleurs des suffragettes qui avaient compris qu'un drame venait de se passer. Dans de tels moments, je crois que le réflexe professionnel efface tout sentiment personnel. On ne pense qu'à filmer tout en essayant d'analyser la situation pour ne rien rater d'important. En fait tout est important!

Qu'avez-vous fait après l'attentat?

Après une heure à filmer ce qui se passait dans la salle et alors que les gardes la faisaient évacuer, nous avons fait le point en équipe avec Jean Dumur. Le sujet prévu et tous nos rendez-vous à Washington et New York n'avaient plus de sens. Il fallait rentrer pour monter le reportage. Il ne faut pas oublier qu'en 1968 il n'y avait pas de liaisons satellites et que toutes les actualités étaient transportées par avion. Donc le public européen n'allait voir des images du drame que 48 heures plus tard. A la direction de la TSR, Alexandre Burger et René Schenker ont tout de suite approuvé ce changement et je suis revenu dans la nuit de mercredi à jeudi à Genève pour montrer en primeur les premières images dans l'émission de Continents sans visa le jeudi déjà. Puis, en trois jours et trois nuits, j'ai monté avec deux monteurs une émission d'une heure sur «la dernière campagne de Robert Kennedy» qui a été diffusée le lundi soir en prime time. L'équipe est restée sur place pour suivre l'attente devant l'hôpital, l'annonce de la mort de Bobby et est revenue à New York filmer l'hommage des Américains à la cathédrale Saint Patrick. Jean Dumur a pris cette pellicule et il est rentré lundi matin à Genève pour incorporer ces images dans le film et rédiger son commentaire pour l'émission du soir! Gazut et Champod sont restés pour suivre le train qui a ramené le corps à Washington et filmer les obsèques à Arlington. Cette pellicule donnée à un pilote Swissair est malheureusement arrivée trop tard pour être incorporée dans le film.

Comment le public suisse a-t-il réagi?

Au-delà de l'aspect actualité immédiate de cette tragédie, le public a réagi très favorablement en découvrant les moeurs politiques américaines mais aussi la violence qui sous-tend la campagne électorale. Il a aussi apprécié le remarquable travail de Gazut et Champod qui ont su capter de manière si vivante ces moment tragiques dans le style «cinéma direct» très en vogue à cette époque.

Avez-vous vu le film «Bobby»?

Cette réalisation d'Emilio Estevez est remarquable et rassemble une pléiade de grands acteurs: Sharon Stone, Demi Moore, Anthony Hopkins, Martin Sheen, entre autres. Le film raconte la journée du 4 juin 1968 à l'hôtel Ambassador telle que vécue par une douzaine de personnages, employés ou clients. L'action symbolise un concentré des problèmes de l'Amérique à ce moment-là. J'ai tout à fait retrouvé dans ce film l'atmosphère que j'ai vécue à Los Angeles. Le film se conclut de manière émouvante avec le grand discours de Robert Kennedy exposant son programme qui résonne aujourd'hui de manière étrangement actuelle!

Propos recueillis par Claude Zurcher

Publié