Dans la "jungle de Côme", où les réfugiés butent sur la Suisse

Grand Format

RTS - Valentin Tombez

Introduction

Depuis deux mois, des centaines de migrants originaires d'Afrique sont bloqués à la gare de Côme, en Italie, dernier arrêt avant Chiasso, au Tessin. Parmi eux, des dizaines de mineurs. Reportage au coeur de la crise, entre solidarité citoyenne et déplacements forcés.

Sékou, 15 ans, refoulé

Le visage juvénile de Sékou s'illumine lorsqu'il parle de football. "Mon rêve, c'est de finir mon académie", confie-t-il, les yeux pleins d'espoirs. L'académie, pour lui, c'est l'école de football. Le jeune Guinéen vit depuis une semaine chez le père Don Giusto della Valle, dans la petite paroisse de Rebbio, un quartier populaire de Côme. Comme plusieurs centaines de migrants, Sékou a buté sur la douane de Chiasso. La Suisse ne devait pourtant constituer que quelques heures de voyage sur sa route.

"Je voulais aller en Allemagne parce que les gens disent que si tu y vas, on va t'aider et que tu pourras faire ce que tu veux là-bas", raconte-t-il timidement. Marqué par ses deux renvois, le garçon ne veut plus répéter l'expérience. "Peut-être qu'une académie peut me prendre ici", poursuit-il.

L'adolescent a quitté la capitale guinéenne Conakry en décembre dernier. C'est sa mère qui a arrangé son départ pour l'Europe. Un homme l’a d'abord emmené en bus à 5000 kilomètres de chez lui, dans la ville libyenne de Sabratah, au bord de la Méditerranée. Là, il a rejoint la route de dizaines de milliers d'autres migrants venus de la moitié du continent africain. En attendant les eaux calmes du printemps, Sékou raconte avoir beaucoup souffert en Libye, souvent battu par "les gardes", avant, d'enfin, traverser la mer sur une "pirogue fabriquée sur place".

>> Sékou décrit son arrivée à Chiasso et les souffrances qu'il a endurées :

Témoignage de Sékou, 15 ans, refoulé par la Suisse
Info en vidéos - Publié le 7 septembre 2016

A Côme, il ne reste que les pauvres et les faibles. Les autres sont déjà passés depuis longtempsDon Giusto della Valle, prêtre

Sékou fait partie des 460 mineurs non accompagnés que Don Giusto della Valle a accueillis dans sa modeste paroisse depuis mi-juillet, au moins le temps d'une douche et d'un repas. Sans bagage ni papiers, la grande majorité, âgée de 15 à 18 ans, arrive d'Erythrée et d'Ethiopie. Remis par la Suisse à la police italienne, les mineurs sont confiés à Caritas, qui cherche ensuite à les placer dans des centres d'accueil. La plupart d'entre eux repartent rapidement. "Ils ne veulent pas être dans des structures", explique le prêtre, qui les laisse en "totale liberté". "A Côme, il ne reste que les pauvres et les faibles. Les autres sont déjà passés depuis longtemps”, poursuit Don Giusto, devenu en ville l'une des grandes figures de la cause des migrants.

Les rares qui séjournent quelque temps chez lui bénéficient de cours d’italien, donnés par des bénévoles. Objectif: au moins 12 heures d'école par semaine. Avant qu'ils ne s'en aillent pour le nord, Milan ou pour tenter leur chance ailleurs. Moins d'une vingtaine ont demandé l'asile en Italie. Et les autres? Le prêtre ne sait pas ce qu'il est advenu d'eux. Quelques-uns ont probablement été accueillis en Suisse. Et, à quelques kilomètres de son église, une trentaine de mineurs bivouaquent toujours dans le camp, à la gare de Côme.

>> Le prêtre Don Giusto raconte l'accueil des mineurs et partage sa vision de la crise :

Entretien avec Don Giusto della Valle sur la crise à Côme
Info en vidéos - Publié le 7 septembre 2016

Promesses des passeurs

Bien qu'il ait renoncé à rejoindre le nord, Sékou ne veut pas demander l’asile en Italie. Du moins, pas pour l'instant. En fait, il ne semble pas vraiment comprendre de quoi il s'agit. Esseulé, l'adolescent songe surtout à rejoindre le camp à Côme. “Peut-être que là-bas certains peuvent m'aider à aller à l'académie”, répète-t-il.

L'oreille attentive de Don Giusto ne suffit pas. Sékou croit encore aux promesses des passeurs, que le football lui permettra de faire venir sa mère de Guinée. Tous les soirs, il s'entraîne sur le terrain en face de la paroisse, avec ses seules valeurs: une paire de baskets et un ballon de la taille d’une balle de tennis.

La petite balle avec laquelle s'entraîne Sékou. [Valentin Tombez]
La petite balle avec laquelle s'entraîne Sékou. [Valentin Tombez]
La pièce où dort Sékou avec d'autres migrants. [Valentin Tombez]
La pièce où dort Sékou avec d'autres migrants. [Valentin Tombez]

Baladés à travers l'Italie

Le lendemain en fin de matinée, comme Sékou, un petit groupe d'Africains joue au football dans le parc sous la gare de Côme. Leur terrain improvisé est bordé d'une cinquantaine de tentes multicolores, offertes par des citoyens, plantées sous de grands épineux. Tous n'en ont pas. Plusieurs migrants dorment toujours par terre ou sur les quais de la gare.

Dans le camp, la situation évolue très vite. Du jour au lendemain, ils sont passés de 550 à 300. Où sont partis les autres? Probablement à Milan, mais personne n’a de certitudes. Pour ceux qui restent, rien ne change. Les journées s'écoulent lentement: manger, dormir, attendre. Et espérer que, enfin, la Suisse les laisse passer vers l'Allemagne.

“J’essaie tous les jours”, affirme un Erythréen de 17 ans, pendant qu'un membre de son groupe se lave les cheveux à une petite fontaine à eau. Il raconte avoir été emprisonné plusieurs mois en Libye parce qu'il n'avait pas de quoi payer les policiers. Les récits s'accumulent et se rejoignent toujours en Libye, avec comme mots-clés rançon, violences, prison. Certains dévoilent parfois de larges cicatrices pour illustrer leurs histoires.

Comme ses camarades d'infortune, le jeune Erythréen refuse d'être pris en photo de près. Mohammed, un Soudanais de 24 ans qui vient du Darfour, explique qu'il craint que sa famille découvre qu'il dort par terre, dehors. Malgré leur condition, aucun ne compte déposer une demande d'asile en Italie avec, à la clé, une éventuelle relocation dans un autre pays après au moins six mois de procédure. "Italy, no work" ("Pas de travail en Italie"), répètent-ils dans un anglais très sommaire.

Quatre Soudanais jouent pour tuer le temps. [Valentin Tombez]
Quatre Soudanais jouent pour tuer le temps. [Valentin Tombez]
Des migrants s'abritent devant la gare. [Valentin Tombez]
Des migrants s'abritent devant la gare. [Valentin Tombez]

Eviter un autre Calais

Même discours quelques mètres plus loin, parmi les Ethiopiens, toujours en groupe. “Il faut continuer à essayer, peut-être qu'avec de la chance on pourra passer”, avance Amdou, 20 ans, qui traduit ses compatriotes. Badassa, 28 ans, hésite lui à tenter une nouvelle fois l'aventure. Il dit avoir été “déporté” à Tarente, tout au sud du pays, après l’une de ses tentatives. Depuis, il a peur.

Une à deux fois par semaine, la police italienne charge les migrants rejetés à Chiasso dans des bus. Ceux-ci prennent la direction du sud et déposent leurs passagers à plus de 1000 kilomètres de Côme. Le but: éviter un autre Calais. Ces renvois permettent de modérer l'affluence dans le camp. Plusieurs associations s'y opposent, jugeant la pratique non respectueuse des droits humains.

Sans argent pour payer le billet de train, il faut remonter le pays gare par gare

Badassa, 28 ans, à propos de son renvoi dans le sud de l'Italie

Pour revenir à Côme, la route est longue et scabreuse. “Sans argent pour payer le billet de train, il faut remonter le pays gare par gare”, poursuit Badassa. Une fois à Milan, devenue un hub géant pour les migrants voulant rejoindre le nord par la Suisse, la France ou l'Autriche, la situation se corse encore. La gare centrale regorge de carabinieri et ne permet pas d'accéder aux quais sans billet.

De plus, les trains régionaux en direction de Chiasso sont parfois filtrés à la sortie de la ville. Aux gares de Sesto San Giovanni ou de Monza, la police italienne sort les migrants du train et les renvoie à Milan, où ils sont plus de 3000 à attendre l'ouverture des frontières.

>> Le schéma des flux de migrants cherchant à passer par la Suisse

En violet, les flux en direction de Côme. En rouge, les renvois vers le sud.

En violet, les flux de migrants en direction de Côme. En rouge, les renvois vers le sud de la police italienne.
En violet, les flux de migrants en direction de Côme. En rouge, les renvois vers le sud de la police italienne.

Le barrage de Chiasso

S'ils parviennent à remonter toute l'Italie, les migrants se heurtent au principal obstacle sur leur route: la douane de Chiasso. Celle-ci semble quasiment infranchissable. Presque 90% des réfugiés débarquent en train. Un petit nombre arrive par la route et, dans de rares cas, à pied à travers la “frontière verte”. Très peu passent. Mabassa raconte avoir essayé une nuit par la montagne: “C’était difficile, on s’est perdu et puis la police suisse nous a pris”. Caméras de surveillance, drones avec caméras thermiques, l’arsenal des gardes-frontière ne laisse aucune chance aux sans-papiers. Ceux-ci le savent, alors ils préfèrent continuer à essayer en train.

A la gare de Chiasso cet après-midi là, deux gardes-frontière attendent à une extrémité du train régional, trois à l'autre. La vingtaine de passagers, essentiellement des touristes, sont blancs. Personne n’est contrôlé. Quelques minutes plus tard, l'EuroCity en provenance de Milan arrive sur le quai d'en face. Les douaniers font descendre six jeunes migrants, dont quatre femmes. Le groupe est calmement escorté à travers la gare, suivant la flèche orange au sol indiquant la direction de l’Italie. Devenue ordinaire, l'opération ne dure que quelques minutes.

Plusieurs ONG, Amnesty International en tête, mettent en cause les renvois systématiques. Elles demandent que toute personne ait accès à une procédure d'asile préliminaire, surtout les mineurs. Accusée d'avoir durci les contrôles cet été sous pression de l'Allemagne, l'Administration fédérale des douanes (AFD) répète qu'elle applique la loi, que rien n'a changé. Elle a refusé à plusieurs reprises nos demandes de suivre le travail des gardes-frontière.

Fouilles corporelles

Les migrants, eux, fustigent les fouilles corporelles, qu'ils jugent dégradantes. Ils confient avoir été forcés à se déshabiller totalement par les gardes-frontière. "Vous n'avez pas de technologie en Europe pour voir si on cache quelque chose sous nos vêtements?", ironise Mohammed.

Le porte-parole de l'AFD David Marquis confirme la conduite de fouilles corporelles, "faites pour trouver d'éventuels objets dangereux afin de garantir la sécurité des migrants et celle des gardes-frontière". Il assure en revanche qu'elles sont réalisées en respectant la dignité des personnes. Interdiction de filmer, prendre des photos ou même parler avec les gardes-frontière, le message des douanes est clair: circulez.

La réponse citoyenne

De retour à Côme en fin de journée, les migrants se dirigent par petites grappes à l'entrée du centre historique de la ville, devant une petite église, à moins de 500 mètres du camp. Là, tous les soirs, une quarantaine de volontaires s'activent pour leur préparer un repas chaud. Les locaux sont prêtés par Caritas, qui distribue également des sacs de nourriture à midi. Mais l'initiative est citoyenne.

"Tout est parti d'un mail le 26 juillet. Deux soirs plus tard, on servait les premiers repas", raconte Patrizia Maesami, avocate urbaniste, émerveillée par la solidarité des habitants de sa ville. Outre les nombreux dons, près de 400 personnes se sont inscrites pour servir les repas à tour de rôle. "C'est la spontanéité italienne, la folie italienne", poursuit-elle, alors que la file de migrants s'allonge devant l'église.

L'action est coordonnée par un petit groupe dont fait partie Laura (en photo ci-dessus), 23 ans, étudiante en médecine. Depuis un mois, elle vient tous les soirs briefer les bénévoles du jour, de tous âges et tous horizons. Aussi engagée qu'énergique, l'étudiante en tire une grande satisfaction personnelle: "C'est fatiguant mais vraiment magnifique, cela m'a permis de retrouver la motivation dans mon travail". Son action ne s'arrête pas à un plat de pâtes et un sourire. Laura discute avec les migrants – assez rares – qui parlent anglais. Elle est même restée en contact avec un jeune Erythréen, maintenant à Francfort en Allemagne.

La petite entrée de la salle paroissiale où sont organisés les repas du soir. [Valentin Tombez]
La petite entrée de la salle paroissiale où sont organisés les repas du soir. [Valentin Tombez]

Infos aux toilettes

Quant à Patrizia Maesami, l'une des actions qui lui tient à coeur consiste à informer les migrants sur leurs droits et les procédures d'asile. "Les migrants tirent la plupart de leurs informations des passeurs et ne reçoivent que des renseignements très superficiels dans les centres de premier accueil puisqu'ils s'en échappent rapidement", regrette-t-elle.

L'avocate porte une attention particulière aux femmes, souvent les plus mal informées. Elle va jusqu'à leur parler dans les toilettes, à l'abri des regards. "Dans certaines ethnies, les chefs de groupe ne communiquent rien aux femmes", explique Patrizia. Cette mère de famille tient aussi à les prévenir des dangers de l'Italie, surtout le problème, "bien connu ici", de la prostitution. Les jeunes filles isolées constituent des cibles faciles pour les organisations criminelles.

Containers controversés

Les derniers repas des volontaires seront servis le 15 septembre. A partir du 16, la préfecture prendra la suite des opérations. Une cinquantaine de containers pouvant accueillir jusqu'à 300 personnes sont installés en ce moment à deux kilomètres de la gare. Mais aucune solution à long terme ne se dessine.

Le camp, qui sera géré par la Croix-Rouge, devrait être fermé durant la nuit. Plusieurs observateurs craignent alors que les migrants refusent d'y aller. D'une part, ils tiennent à leur liberté de mouvement. D'autre part, ils se méfient des autorités. Surtout depuis que, fin août, 48 Soudanais bloqués à la frontière franco-italienne ont été renvoyés de force par avion dans leur pays.

Dès l'ouverture du centre, le préfet a prévenu que la gare et le parc devront être désertés. Les migrants n'y seront plus tolérés. Mais, à plus ou moins deux kilomètres, leur situation ne s'améliorera pas sans réponse globale à la crise migratoire.

Les containers installés par la municipalité, bien gardés. [Valentin Tombez]
Les containers installés par la municipalité, bien gardés. [Valentin Tombez]

A consulter sur le sujet:

>> Le reportage de Mise au Point à la frontière :

Camp de réfugiés aux portes de la Suisse
Mise au point - Publié le 21 août 2016

Crédits

Journaliste: Valentin Tombez