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La fausse origine de millions de litres de pétrole d'Irak importés en Suisse

La raffinerie de Cressier a raffiné durant plusieurs mois du brut irakien, importé comme étant turc. [Reuters/Michael Buholzer/Montage]
La raffinerie de Cressier a raffiné durant plusieurs mois du brut irakien, importé comme étant turc. - [Reuters/Michael Buholzer/Montage]
Près de 6% du pétrole raffiné en Suisse en 2015 a été annoncé à tort comme provenant de Turquie. La RTS a appris que l'importateur n'a pas indiqué la véritable origine du brut: le nord de l'Irak sous contrôle kurde.

Annoncés aux douanes comme originaires de Turquie, l'équivalent de 1,5 million de barils de pétrole brut – exactement 183,47 millions de kilos - sont entrés en Suisse entre avril 2015 et janvier 2016.

Ces déclarations douanières étaient fausses. "Le pays d’expédition a été déclaré à la place du pays d’origine (...) le déclarant n’a pas appliqué correctement les dispositions concernant le pays d’origine", explique Walter Pavel, porte-parole de l'administration fédérale des douanes (AFD).

Suite aux demandes de la RTS, les douanes ont réclamé des informations supplémentaires à l'importateur et découvert que le brut qui a alimenté le marché helvétique durant des mois provenait en réalité d'Irak, et non pas de Turquie, par où l’or noir avait simplement transité.

145 documents concernés

Varo Energy, propriétaire de la dernière raffinerie active en Suisse, à Cressier (NE), reconnaît ces déclarations erronnées. "L'erreur était due à une fausse interprétation des formulaires", assure Florence Lebeau, porte-parole de l'exploitant. Selon l'AFD, 145 documents mal remplis ont ainsi biaisé les statistiques helvétiques pour une valeur totale de 70 millions de francs.

Un des formulaires incriminés des douanes, où la Turquie apparaît non seulement comme pays d'expédition mais aussi, à tort, comme pays d'origine du brut.

Si Varo échappe à une procédure pénale, "car il n'y a pas de problème fiscal ou de violation d'embargo", l'entreprise s'est vu décerner un "avertissement" sur le fait que de "telles erreurs pouvaient être sanctionnées", explique Roger Brodbeck, responsable à la Division de la statistique douanière du commerce extérieur suisse.

Du pétrole kurde

Le pétrole irakien transitant par la Turquie est transporté via un pipeline débouchant dans le port méditerranéen de Ceyhan, où il est chargé sur des tankers qui l'acheminent jusqu'à l'oléoduc reliant Fos-sur-Mer, près de Marseille, à la raffinerie de Cressier.

Principal actionnaire et fournisseur de brut de Varo, la société Vitol a expliqué que ce pipeline permettait d'exporter du pétrole provenant de régions du nord de l'Irak, administrées par le Gouvernement régional du Kurdistan (KRG). Face aux risques liés à la situation géopolitique locale, Vitol affirme "avoir implémenté des contrôles supplémentaires pour cette région".

"Le pétrole d'Azerbaïdjan arrive aussi à Ceyhan", explique le professeur Giacomo Luciani, spécialiste du pétrole à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. Pourtant, le pétrole azéri importé en Suisse début 2015 a toujours été déclaré comme tel, malgré un circuit identique.

Exportations "illégales" selon Bagdad

Le pétrole kurde reste une question sensible à plusieurs niveaux. "Son exportation directe par les autorités d'Erbil depuis 2014 embarrasse le gouvernement central de Bagdad, qui considère son contournement comme illégal", analyse Giacomo Luciani. Selon des sources du Financial Times, Vitol a d'ailleurs aidé le KRG à commercialiser son or noir. "Notre priorité est d'obtenir des fonds pour financer nos combattants Peshmergas", expliquait un conseiller du gouvernement régional du Kurdistan.

Plus grave, des craintes existent sur la possibilité que le groupe Etat islamique écoule du brut via des trafiquants turcs, ou à travers la filière pétrolière kurde, bien que le KRG et Vitol aient toujours nié cette possibilité.

"Si quelqu'un devait avoir la capacité d'injecter du pétrole de l'EI, personne ne s'en rendrait compte à la sortie du pipeline", souligne Giacomo Luciani. "Une fois mélangé, on ne peut pas retrouver l'origine du brut". Une combinaison d'incertitudes sur la traçabilité qui vient s'ajouter à celles apportées par les fausses déclarations douanières.

Marc Renfer

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