Leonard Cohen, sombres prières

Grand Format

RTS - Columbia/Sony Music

Introduction

Mort à 82 ans le 10 novembre 2016, le chanteur canadien Leonard Cohen venait de publier, fin octobre 2016, "You Want it Darker", 14e album studio à la tonalité toujours aussi grave. Anatomie d'un répertoire presque cinquantenaire passé au filtre d'une voix caverneuse ou de textes profonds.

"You Want it Darker"

Grâce et gravité. Spiritualité et légèreté. Amour et désenchantement. Au fil de "You Want it Darker", quatorzième chapitre d'une discographie qui s'étend sur près de cinquante ans depuis "The Songs of Leonard Cohen" (1967), le Canadien errant de 82 ans qui a publié romans et poésie ravive avec raffinement les thèmes chers qui pourraient un jour peut-être lui valoir à son tour un Nobel de littérature.

Le Canadien Leonard Cohen en concert à Rotterdam, en septembre 2013. [EPA - Paul Bergen]
Le Canadien Leonard Cohen en concert à Rotterdam, en septembre 2013. [EPA - Paul Bergen]

L'auteur et chanteur que Dylan admire depuis ses débuts folk dans l'East Village new-yorkais, devenu icônique dès les années 80 auprès d'une nouvelle génération de musiciens de la scène rock indépendante (Nick Cave, Suzanne Vega ou R.E.M), ne révolutionne pas son art de la chanson lente façon prière ou mantra sur "You Want it Darker". Sa voix posée d'outre-tombe, plus parlée-murmurée que chantée, s'épanouit sur des partitions lancinantes où infusent sérénité, philosophie et nostalgie.

Le corpus de ces neuf chansons de Leonard Cohen pétries de références religieuses et sans nul doute ultimes, déjà célébrées urbi et orbi, a fait l'objet d'une journée spéciale sur RTS-La 1ère jeudi et se retrouve logiquement au coeur du débat musique de Vertigo en ce vendredi, jour de sa sortie. "Halleluja"!

>> L'éclairage du 19h30 :

Leonard Cohen sort un nouvel album à 82 ans
19h30 - Publié le 22 octobre 2016

Sa voix

Leonard Cohen n’est pas un chanteur.... A l’image des grands songwriters des sixties, du nasillard Bob Dylan au haut perché Neil Young, sa voix n’est pas parfaite. A l’origine fluette, presque maladroite, elle est un mince filet qui scande plus qu’elle ne chante. Et pourtant, la magie opère, un magnétisme unique en émane, entre la déclamation du poète et le mantra du sage, déjà.

Et puis, les années passant, cette voix s’est ouvert une nouvelle voie, creusant les octaves comme nulle autre ou presque. Ténébreuse dans les années 80, elle est désormais caverneuse, vibration qui flirte avec les infrabasses, incarnation d’un blues guttural à la profondeur inégalée. Quand il lâche "I’m ready my Lord" sur l’élégiaque "You Want It Darker", on croirait une ligne directe vers les entrailles du monde et au-delà, comme un "Hallelujah" revisité, plus grave et poignant que jamais.

Ses mélodies

Leonard Cohen n’est pas un musicien... Juste un mélodiste en quête d’un air parfait, qu’il effleure parfois. Comme "Famous blue raincoat", en 1975, "l’un des plus beaux airs que j’aie écrits", dit-il. Une valse discrète, comme souvent chez le Canadien, le rythme connu, lancinant, qui s’efface à mesure.

A l'image d'un art classique de la mélodie qui trouve son originalité dans son économie de moyens comme dans son économie de notes. Seul le temps n'est jamais compté. Deux années, rien que pour écrire "Hallelujah". Une vie entière à courir derrière certains airs. Et toujours cette capacité à surprendre avec une nouvelle composition à la grâce et à la limpidité inespérées.

Des mélodies marquantes, Cohen en a laissé plus qu'aucun autre, dépositaire d'une oeuvre dont les perles alignées composent la bande-son des vies de plusieurs générations.

Je ne pense pas que je serai capable de finir ces morceaux. Et peut-être que je retrouverai un second souffle, je ne sais pas. Mais je ne tiens pas à m’attacher à une stratégie spirituelle. (...) Je suis prêt à mourir. J’espère que ce n’est pas trop inconfortable. C’est à peu près tout pour moi.

Leonard Cohen à propos de chansons et poèmes en cours d'écriture, The New Yorker, octobre 2016

Ses textes

Leonard Cohen n'est pas un chanteur... Il est d'abord un romancier, un poète surtout. Mais pas de ceux à qui l'on donne un Prix Nobel. Sa plume est parcimonieuse, ses mots sont pesés, ses vers, aiguisés, tiennent des haïkus, passés à la postérité. "Everybody knows that the dice are loaded, everybody rolls with their fingers crossed." Son mantra le plus célèbre peut-être, répété sur un rythme obsédant, bien parti pour hanter des générations encore. La gravité, l'aridité, le désespoir, l'humour aussi, une certaine légèreté.

Tout Cohen est là, lui qui se moque de lui-même sur ses derniers albums, ce Leonard, "lazy bastard, living in a suit". Comme le séducteur est devenu joueur, mais sans enjeu, le poète ne se prend plus au sérieux, lui qui a inventé une poésie universelle.

Jeudi 4 juillet: le chanteur américain Leonard Cohen à l'auditorium Stravinski pour l'ouverture du Montreux Jazz Festival. [Sandro Campardo - SANDRO CAMPARDO]
Jeudi 4 juillet: le chanteur américain Leonard Cohen à l'auditorium Stravinski pour l'ouverture du Montreux Jazz Festival. [Sandro Campardo - SANDRO CAMPARDO]

Everybody knows that the dice are loaded, Everybody rolls with their fingers crossed/ Everybody knows the war is over, Everybody knows the good guys lost/ Everybody knows the fight was fixed, The poor stay poor, the rich get rich/ That's how it goes, Everybody knows

Leonard Cohen, Everybody Knows, extrait de "I'm Your Man" (1988)

Ses arrangements

Leonard Cohen n'est pas un musicien... Sa musique ne ressemble qu'à lui. Le chantre du folk s'est écarté du chemin classique par petites touches. Les touches noires et blanches des synthétiseurs rois des années 80, remplaçant un jour la guitare acoustique d'hier. Quand tous s'y sont essayés, lui s'y est trouvé. Quand tous s'en sont éloignés, lui s'y est installé. Quand tous se sont reniés, lui s'est imposé.

Sonorités désuètes, rythmiques rachitiques, choeurs kitschissimes, sa marque de fabrique. La frontière entre le bon et le mauvais goût s'estompe chez Cohen.

Son "Hallelujah" refusé par sa maison de disques en son temps est devenu un classique désormais qu'on reprend d'une seule voix, à l'église comme au cinéma. Un succès "ironique et amusant", dit-il, pour "une bonne chanson, que trop de gens ont chantée".

La pochette du quatorzième album studio de Leonard Cohen, "You Want it Darker". [RTS - Columbia/Sony Music]
La pochette du quatorzième album studio de Leonard Cohen, "You Want it Darker". [RTS - Columbia/Sony Music]

>> Retrouvez la critique de "You Want it Darker" dans Forum sur La Première

Textes: Christophe Schenk

Collaboration textes et réalisation web: Olivier Horner