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Charles Sigel se souvient de Benoîte Groult

Benoîte Groult [RTS - Charles Sigel]
Rencontre avec Benoîte Groult / audio-divers / 120 min. / le 22 juin 2016
La romancière et journaliste Benoîte Groult, grande figure du féminisme, est morte dans la soirée du lundi 20 juin à Hyères (Var), où elle résidait. Elle était âgée de 96 ans. Charles Siegel l'a interviewée en 2010 pour l'émission "Comme il vous plaira". Le producteur de la RTS lui rend un hommage émouvant.

Je me souviens d'un appartement aux murs blancs, pas très grand, un pied à terre. C'était à Paris, mais dans quel quartier, je ne sais plus. La rive gauche, forcément… Je crois me rappeler un immeuble sans ascenseur, et qu'elle commençait à trouver que ça lui pesait. De toute façon, son vrai territoire, c'était la Bretagne, sa maison, la mer, les bateaux de pêche, le matin très tôt, les cris des mouettes.

Maquillée, impeccable, vive, énergique, pressée, pas le temps de faire des manières. Une énergie étonnante. Forcément, on faisait le calcul : née en 1920 et on était en 2010…

"Je suis devenue moi-même à soixante ans", disait-elle (c’était donc trente ans plus tôt…). En somme, elle avait perdu trop de temps, ensuite toutes les minutes avaient compté.

Prendre son destin en main

Une enfance heureuse de petite fille de la bourgeoisie (père créateur célèbre de meubles Arts-Déco, mère dirigeant une maison de couture et sœur de Paul Poiret), devenue ensuite jeune fille romantique (voir le "Journal à quatre mains", coécrit avec sa sœur Flora), puis jeune femme émancipée (les beaux soldats américains de la Libération). Et là, patatras, le mariage, l'étouffement (un premier mari mourant de tuberculose sitôt après le mariage, un second, charmant, mais macho), les avortements à répétition en guise de méthode contraceptive. Horrible.

Sort commun des femmes, jusqu’au jour où elles prirent leur destin en main. Il y avait eu Simone de Beauvoir (qui l’intimidait). Elle fut de la génération suivante, celle des Gisèle Halimi, des Marie Chaix. Militante donc. Elle fut aussi l’épouse, pendant à peu près un demi-siècle, de Paul Guimard. Amour, amitié, complicité, amour de la mer (et de la pêche en mer !) de l’Irlande, de la Bretagne, du Midi…

Benoîte Groult (2) [TSR 1978]
Benoîte Groult (2) [TSR 1978]

Le livre qu'elle venait de faire paraître, quand je l'ai vue, c'était "Mon évasion". Un livre de gourmandise: comment ne pas embrasser tout ce que la vie peut offrir? Pourquoi renoncer à quoi que ce soit tant que le corps veut bien suivre? Pourquoi renoncer à aller poser ses casiers à langoustes dès l’aube, sous prétexte qu’on a soixante-dix ans, soixante-quinze, voire davantage?

Pourquoi accepter d’avoir des rides alors qu’il y a d’excellents chirurgiens qui… Pourquoi ne pas raconter tout cela, et la longue liaison extraconjugale qui fut l’un des bonheurs de votre vie?

Refuser le déclin

Oser être soi-même, renoncer à tous les personnages d’emprunt qu’on s’est laissé imposer, oser écrire son parcours, puis oser le dire de vive voix, voilà le défi. Et puis, autre combat, préparer sa sortie, refuser le déclin, choisir son destin jusqu’à son terme, disparaître dignement, fièrement. Et de cela aussi, parler. Ce serait "La touche étoile", son dernier livre. Sujet : la fin de vie. Les yeux ouverts, toujours.

Je me souviens de cette photo, elle avait un peu tiqué (coquetterie !), puis elle avait choisi la douceur de cette lumière… Avait souri, un peu. Pas de concessions.

Je me souviens que le lendemain, elle repartait vers sa maison, son jardin, la mer, la liberté. Et qu'elle avait refermé la porte avec vigueur.

Charles Sigel

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