La contestation dans l'art

Grand Format

AFP - Kobal / The Picture Desk

Introduction

Cinq figures pop qui ont fait l'histoire de la contestation de 1915 à 2015. Par David Brun-Lambert.

5 X NON

Révoltés, insoumis, rebelles ou lanceurs d'alerte, pour avoir opposé un "non" constructif à leur temps, des personnages célèbres ou demeurés obscurs ont bouleversé l'histoire du XXe siècle, construisant l'époque dans laquelle nous vivons aujourd'hui.

Ce sont des artistes, des révolutionnaires, des militants, des activistes, des intellectuels, des politiques ou même des sportifs. Par leurs coups de gueule ou leur combat légendaire, ces rebelles magnifiques ont fait rimer "révolte" avec "vie", participant à la définition des contours d'une grammaire universelle avec laquelle nous sommes tous en prise désormais, cette pop culture devenue notre héritage artistique et culturel commun.

Une courte histoire de la contestation en cinq figures par David Brun-Lambert, diffusée dans "Les matinales d'Espace 2" du 8 au 12 août 2016.

Tristan Tsara & DADA (1896-1963)

8 février 1916, création du Cabaret Voltaire par Hugo Ball et sa compagne Emmy Hennings dans la Spiegelstrasse, un quartier chaud de Zurich. S'ensuit la visite du peintre Marcel Janco, bientôt accompagné du poète Hans Arp et Tristan Tzara, écrivain, poète, essayiste, et bientôt chef de file du mouvement Dada.

Anticonformiste, libertaire, Dada voulait briser les conventions imposées dans l'art et la littérature, ne vouant un culte qu'à la liberté de création sous toutes ses formes, porté par un groupe de gens principalement liés par leur anarchisme, leur apatridie et un sens de l'hostilité dirigé contre tout ce qui commande, ordonne, voire propose.

Un 23 juin 1916, Tristan Tzara déclarait crânement: "Tout ce qu'on regarde est faux!". Dada naquit là. Et Dada était déjà vieux, pourtant.

L'exaspération. Le refus. Dada n'était que cela. De fait, sa promesse était infinie. Absolue sa condamnation de la boucherie magistrale que prolongerait encore pour plusieurs mois la Grande Guerre. Dada ne disait pas la vie. Mais le calvaire de vivre là, dans une civilisation parvenue à son pic et désormais condamnée, afin de s'offrir un avenir, de détruire ce qui préexistait.

Défaire l'art, l'État, la langue, la religion, la famille, le sexe, pourquoi pas…

C'était il y a un siècle exactement. C'était par fureur et pour rire. Depuis la tranquille Zurich Dada proférait un cri qui résonne encore jusqu'à nous aujourd'hui.

Tristan Tzara (1896-1963), écrivain français d'origine roumaine. [Roger-Viollet / AFP - Martinie]Roger-Viollet / AFP - Martinie
Les matinales d'Espace 2 - Publié le 8 août 2016

Le dossier de la RTS sur Dada

C'est parce que la foule est une masse inerte, incompréhensive et passive, qu'il faut la frapper de temps en temps, pour qu'on connaisse à ses grognements d'ours où elle est - et où elle en est. Elle est assez inoffensive malgré qu'elle soit le nombre, parce qu'elle combat l'intelligence

Alfred Jarry dans son "Ubu"

Marlon Brando (1924-2004)

1953. L'Amérique est sortie victorieuse de la Seconde guerre mondiale. Vivant désormais dans la paranoïa de l'hypothétique existence dans ses rangs d'une "cinquième colonne communiste", le pays connaît une fièvre anti rouge cristallisée dans les vastes campagnes de loyauté américaine menées par le sénateur Joseph McCarty.

De cette ère nauséabonde, la littérature et le cinéma se firent les commentateurs passionnés à travers un ensemble d'oeuvres habilement déguisées où s'interrogeait tour à tour la figure de l'infiltré, du rebelle, du révolté. Des visages outrés ou bien familiers, possédant tous pour point commun d'incarner cette volonté de renverser les fondations d'une nation viscéralement toujours attachée aux valeurs de ses glorieux Pères fondateurs.

Marlon Brando (1924-2004), acteur américain considéré comme l'un des plus influents du XXe siècle, est l'incarnation d'une jeunesse révoltée à travers son rôle du rebelle Johnny Strabler dans le film "L'Equipée sauvage" (László Benedek, 1953).

4 juillet 1947, Hollister, une bourgade agricole à soixante kilomètres de San Francisco.

Durant un premier week-end de trois jours, le bled est envahi par quatre mille motards décidés à prendre le départ d'une course organisée sur le circuit de Bolado. Problème: celui-ci ne peut accueillir qu'un millier de participants. Frustrés de rester sur le carreau, les motards prennent possession de l'artère principale de la ville où, durant deux jours, ce n'est que concours de vitesse, courses poursuites, bagarres...

Cinq ans après les faits, cet épisode inspire une histoire au scénariste Frank Rooney qu'il soumet au producteur Stanley Kramer. Le projet est confié au cinéaste d'origine hongroise László Benedek chargé de le tourner en 24 jours dans les studios Columbia.

Marlon Brando, déjà starifié par son rôle dans "Un tramway nommé Désir", de Kazan (1951), y tient le rôle d'un dur à cuire,  prototype du beau gosse révolté, inflexible, sans attache.

Sorti sur les écrans américains un 30 décembre 1953, "L'Equipée sauvage" n'est pas une incitation à la révolte. Dès son générique, un avertissement met le spectateur en garde: "C'est une histoire choquante. Inimaginable dans la plupart des villes américaines – mais qui est arrivée dans celle-ci. C'est au public à veiller à ce que ça ne se reproduise jamais".

Mais curieusement, le message porté par le film n'est pas perçu par le jeune public comme Hollywood l'a imaginé. Une génération entière de teenagers se reconnaît dans le hors-la-loi arrogant joué par Brando. "L'Equipée sauvage" fait l'effet d'un raz-de-marée socioculturel. Mais si le film aiguise bien le voeu de rébellion d'une génération et traduit beaucoup de ses frustrations, il ne la libère pas pour autant...

Marlon Brando dans le film "L'équipée sauvage" [AP Photo/Turner Classic Movies]AP Photo/Turner Classic Movies
Les matinales d'Espace 2 - Publié le 9 août 2016

Bob Dylan (1941)

Révolte et pop, un alliage qui traverse l'histoire de la chanson populaire. Ce truisme posé, à présent une question: au fil des âges, combien de "frères aînés de la rébellion, de papes de la contestation, de tsars de la dissidence" nous a-t-il été offert de louer? On ne saurait compter. Tout juste peut-on dresser une liste fastidieuse des protests songs qui ont traversé le XXe siècle depuis l'hymne antiraciste "Strange Fruit" de Billie Holiday (1939).

Ce catalogue constitué, qu'apprend-on? Que la musique n'est pas toujours un objet de divertissement ou un bien de consommation. Qu'elle commente et accompagne les chaos de son temps. Que son pouvoir réside en sa capacité à réunir les hommes, restituer le Zeitgeist et populariser des idées.

Figure majeure de la chanson faite révolte au XXe siècle? Bob Dylan.

Bob Dylan en 1978 à Paris. [AFP - Pierre Guillaud]AFP - Pierre Guillaud
Les matinales d'Espace 2 - Publié le 10 août 2016

Auteur-compositeur-interprète, musicien, peintre, poète américain, Bob Dylan est une des figures majeures de la musique populaire du XXe siècle, auteur d'hymnes anti-guerre et en faveur des mouvements civils des années 1960.

24 février 1961. A son arrivée à New York à bord d'une Chevrolet Impala 57, Robert Allen Zimmerman est encore un bouseux du Midwest. Dans l'immédiat, son plan se limite à rencontrer des chanteurs.

Durant des mois, le gamin squatte les canapés des uns et des autres. Il se laisse chaperonner et se bâtit progressivement un mythe. Le buzz prend. Robert Zimmerman invente alors Bob Dylan, chantant ses chansons minérales sur les scènes enfumées du New York beatnik: le Gaslight Cafe, le Kettle of Fish, le Gerdes Folk City…

Bob Dylan en 1966. [Keystone - Pierre Godot]
Bob Dylan en 1966. [Keystone - Pierre Godot]

Deux ans après son arrivée à Manhattan, Dylan a pris de la bouteille. On loue maintenant la concision de ses chansons. A à peine 22 ans, il signe son premier contrat discographique.

Bob Dylan devait compter parmi ceux qui allaient traduire un nouveau bouleversement en marche. Pour cette raison, la presse le hissa au rang "d'interprète, de porte-parole, voire de conscience d'une génération". En pressentant que l'ordre ancien était sur le point de s'écrouler, le chanteur encouragea une génération à presser le changement.

Jean-Michel Basquiat (1960-1988)

Banksy est aujourd'hui le street artist le plus célèbre au monde. A l'instar de Shepard Fairey, Swoon ou Blu, il envisage la ville comme une toile géante, travaillant de façon autonome dans la rue, se moquant de l'opinion publique après avoir encouru quelques dangers: arrestation, escalade, infractions, etc. Mais Banksy n'existerait peut-être pas s'il n'y avait pas eu Jean-Michel Basquiat...

Le peintre Jean-Michel Basquiat et l'une de ses oeuvres en 1985. [Brooklyn Museum / Keystone - Lizzy Himmel]Brooklyn Museum / Keystone - Lizzy Himmel
Les matinales d'Espace 2 - Publié le 11 août 2016

Jean-Michel Basquiat (1960-1988), graffeur, musicien, peintre et producteur américain d'origine haïtienne et portoricaine. Plasticien d'avant-garde, il contribue à mettre en lumière la mouvance underground des années 80 à New York. Son style naïf et énergique traduit pour la première fois en peinture les rapports Nord-Sud, annonçant un nouvel équilibre des forces mondiales.

La trajectoire de Jean-Michel Basquiat est celle d'un type déterminé. Comme la plupart des gamins qui traînaient dans le Lower East Side à la fin des années septante, il s'était juré de fuir un jour son trou et tenter sa chance à Gotham. Convaincu de son talent, d'une maturité rare, Basquiat possède cette élégance naturelle et ces bonnes manières qui séduisent aussitôt.

Il devient SAMO© (pour "Same old shit", "Toujours la même chose"), un personnage qui cherche à vendre une religion fictive par le biais de symboles et de messages sarcastiques.

Trois années après ses premiers poèmes laissés sur les murs du Sud de Manhattan, il était devenu une des figures en vue du New York interlope des années septantes finissantes. Envisagé comme une sorte de poète punk charismatique, Basquiat mettait fin à la première étape de sa stratégie de conquête des galeries du sud de Manhattan.

C'était désormais à Warhol, Picasso, Twombly ou Raushenberg qu'il voulait se mesurer.

Jean-Michel Basquiat - The Radiant Child (2010). [AFP - Kobal / The Picture Desk]
Jean-Michel Basquiat - The Radiant Child (2010). [AFP - Kobal / The Picture Desk]

La suite? Une ascension fulgurante comme le monde de l'art n'en a probablement plus connu depuis. La célébrité. Avec elle le recours frénétique aux drogues. Une relation tutélaire chaotique avec Andy Warhol. Enfin, une mort par overdose le 12 août 1988. Et pour toujours, le monde de l'art contemporain transfiguré.

Stewart Brand (1938)

1962, Stewart Brand sort diplômé de biologie de Stanford alors même que la vague hippie s'amorce en Californie. Il s'installe ensuite à San Francisco où il étudie le design, avant de participer à une importante étude scientifique sur le LSD à Menlo Park.

Entouré d'une poignée d'universitaires hippies qui, comme lui, se passionnent pour les possibles offerts par la technologie, Brand sillonne par la suite la côte ouest américaine à bord d'un bus depuis lequel il propage la bonne parole.

Stewart Brand, Sausalito, California, USA 2010. [CC-BY-SA]CC-BY-SA
Les matinales d'Espace 2 - Publié le 12 août 2016

En 1968, la joyeuse bande publiait la première édition du "Whole Earth Catalog", sous-titrée "Accès aux outils". Tous les outils jugés "utiles" y étaient répertoriés: de la bêche au fer à souder et jusqu'aux premiers ordinateurs, chaque instrument étant accompagné de l'analyse de professionnels de chaque domaine spécifique.

L'Amérique et ses milliers de gamins lancés dans des aventures communautaires un peu partout en Californie trouvaient dans ce catalogue un socle sur lequel appuyer leurs expérimentations sociales et culturelles. On attend désormais de Brand des réponses pour le futur, et cela même alors que les utopies portées par les révolutions des sixties étaient toutes sur le point de s'effondrer.

La couverture du "Whole Earth Catalog" de Stewart Brand. [DP]
La couverture du "Whole Earth Catalog" de Stewart Brand. [DP]

En 1985, revenu des expérimentations hippies, Brand fondait une des premières communautés virtuelles qui, sous forme de forum, adaptait à l'internet naissant le principe de son catalogue. Deux ans plus tard, en costard cravate et sourire triomphal, il créait une très rentable société de consulting dont IBM, AT&T ou le gouvernement américain s'attachaient les services. Comme souvent, les hippies d'hier firent les entrepreneurs avertis des eighties.

Plus tard, Stewart Brand rejoignait l'équipe du magazine Wired, revue cruciale de l'ère numérique issu du renouveau d'idées "libertariennes".

Un demi-siècle après les visions fulgurantes de Stewart Brand qui devaient mener au développement du web, il nous appartient de repenser fondamentalement le rôle d'internet dans nos vies, tout autant que ces lois créées, puis détournées, pour les contrôler.

En somme: le rêve hippie une deuxième fois écrasé.

Crédits

Une série de David Brun-Lambert diffusée dans "Les matinales d'Espace 2" du 8 au 12 août 2016.

Réalisation web par Lara Donnet

Crédits photos

Keystone - AP Photo

The Wild One (1953) / Kobal / The Picture Desk / AFP

Tristan Tzara (1896-1963) / Martinie / Roger-Viollet / AFP

Ein Schriftzug "DADA" in der Ausstellung "DADA UNIVERSAL" /Ennio Leanza / KEYSTONE

Marlon Brando in the Columbia Pictures 1954 film "The Wild One." / KEYSTONE/ Turner Classic Movies

Poet and folk singer Bob Dylan performs on July 4, 1978 at the Pavillon de Paris / Pierre Guillaud / AFP

Bob Dylan, June 11, 2009 in Culver City, California / Kevin Winter/Getty Images for AFI/AFP

Jean-Michel Basquiat surrounded by his work / AP Photo / Brooklyn Museum / Lizzy Himmel / Keystone

Jean-Michel Basquiat - The Radiant Child (2010) / The Kobal Collection / The Picture Desk / AFP

Andy Warhol et Jean-Michel Basquiat en 1985 / Richard Drew / Keystone

La couverture du "Whole Earth Catalog" de Stewart Brand / DP

Stewart Brand, Sausalito, California, USA 2010 / CC-BY-SA

Marlon Brando pose pour "The Wild One" à Los Angeles le 25 mars 1953 / AP Photo / Keystone