Textes sur la montagne

Grand Format

RTS - Matthieu Fournier

Introduction

Durant cette première saison en bivouac vous avez pu découvrir la montagne à travers le regard de notre présentateur. Nous avons réunis pour vous les textes de l’émission. Bonne lecture !

Chapitre 1
La montagne

RTS - Thibaut Kahlbacher

La montagne. D’abord unique, singulière, aux diverses faces pour un seul sommet. Puis regroupée en massifs, en versants et en chaînes. Délimitant contrées et climats, devenant ce mur mitoyen, partageant et réunificateur. Toujours lieu d’évasion face à soi-même. Enfin les comprenant toutes pour devenir ce monde : la montagne.

Chapitre 2
Le silence

Paradoxe de ce mot, exprimé, il signifie moins que l’absence d’expression.

Le silence.

Sur les sommets, il est parfois total pour autant que quelque avion de ligne ne trace pas sa droite de vapeur condensée à proximité. Si total qu’on se sent léger, apaisé par lui. Rien d’angoissant à ce silence-là. Ce n’est pas le silence de sourdine offert par une chute de neige étouffant toute onde sonore, c’est un silence de l’immensité. Tout cet espace audible, et rien. Rien qui ne traverse l’air pour venir vibrer contre votre tympan. Pour un micro, rien ne distingue le silence d’un bunker de celui d’une cime. Mais ajoutez l’air, le dégagement, et vous ressentirez l’absolu de l’un et l’artificiel de l’autre.

Un absolu qui naît de la vie qui habite le silence des cimes. Déjà un sérac craque puissamment, déjà le vent frotte la neige et pousse de petits grains de sel qui bruitent à la surface du glacier.

C’est un silence fini, borné, donnant un instant à celui qui en bénéficie tout à la fois la sensation de sa propre finitude, et de son immensité.

Chapitre 3
La forêt

Seul, en forêt, je me sens parfois attiré par les arbres broussailleux par l’épaisseur des troncs rapprochés et qui s’amassent. Je me vois comme une fourmi parcourant un tas d’aiguilles d’épicéa. Je lève les yeux, et les branches en étoiles autour du tronc me captivent. La sensation de lire l’ADN du monde.

Se coucher, voir le monde d’en bas, sur le dos des minutes entières. Et repartir, salué au passage par quelque chute d’amas de neige glissant d’une branche à une autre, devenant sucre glace, poudre aux yeux.

La forêt m’apaise sans que je puisse savoir pourquoi. Les arbres reliés entre eux forment une veillée hivernale. Paisible. Silencieuse. Je m’y glisse avec la discrétion d’un jeune daguet, et c’est en nouveau-né que j’en ressors.

Chapitre 4
La trace

Il y a celle qui vous appelle, qui vous invite à gravir ce col pour voir de l’autre côté. Il y a le mille-pattes des neiges, auquel vous vous apprêtez à compléter le passage. Impossible de ne pas laisser sa trace. Sensuelle, en boucles qui s’entremêlent ; en diagonales, ou droites, en S imperceptibles.

Tracer. Faire son chemin. Métaphore de l’existence. Sortir de la trace empruntée par tant d’autres, ou au contraire ne pas quitter ce semblant de sécurité dans le sauvage absolu. Jouissive bien sûr, la liberté de marcher dans la neige immaculée. Des traces, traîtresses parfois, lorsqu'à plusieurs elles laissent penser que la pente est sans dangers, et pourtant l’avalanche vous croque.

Éphémère, recouverte en quelques instants par le vent. La trace c’est aussi l’effort, parfois à vous faire rebrousser chemin. Mais là, revenir sur ses pas n’est pas un retour en arrière. Renoncer, c’est un grand pas en avant. C’est s’écouter, retrouver son intuition, son instinct.

Et le paysage du retour est bien souvent à l’image de ce pas en avant. On est en terrain connu, pourtant chaque sommet, chaque rocher semble nouveau. On est vivant, avec la conviction qu’on reviendra faire des cheveux à cette face de neige.

Chapitre 5
La neige

La neige, éphémère pureté. Architecte d’extérieur. Elle recouvre, mais transforme surtout. Tout objet prend sous 20 cm de poudreuse une apparence inattendue, métamorphosée. Un détritus semble élégant vêtu de flocons, un panneau semble humain.

Curieux émerveillement qui nous fait lever les yeux dans cet infini, et tendre la langue pour tenter l’acrobatie de gober un flocon tout en le suivant des yeux.

Voile de mariée sur la jeune montagne. Jungfrau, weissmies, Mont Pucelle. Illusion d’une virginité qui s’applique aussi à soi. Sous les flocons, on se sent neuf, pour 15 secondes ou pour une heure. Puis la lumière tombe et les ombres enneigées rejoignent l’irréel. Le monde n’est plus lisible, les flocons chutent lentement mais à toute vitesse. Le rideau est impénétrable à 5 mètres et cela en devient presque inquiétant.

Trouver refuge, et derrière le carreau voir tomber les cendres du feu de joie des dieux.

Chapitre 6
Le bivouac

Le bivouac c’est quoi ? C’est la nuit improvisée en garde de camp du soldat de la guerre de cent ans, puis napoléonien, et aujourd’hui de l’homme en guerre avec personne, sauf peut-être lui-même, dans ce terrain hostile ou du moins austère qu’est la montagne.

Le bivouac c’est parfois juste une manière de dire qu’on se les pèle en un même endroit en attendant que le soleil daigne se lever. Mais parfois, le bivouac est infiniment plus que cela. Quand il est localisé, ancré sur une arrête. Sorte de « niche pour alpiniste », cabane minimaliste, au sens premier, un refuge.

Mais quel refuge ! Il y a là tout le confort de la vie moderne : 4 murs, des couvertures, un poêle. C’est tout, mais quel somme !

Ce bivouac-là fait passer le bivouac sous tente pour expédition polaire. Vous vous sentez reçu par ces 12 mètres carrés de « froid moins froid qu’au-dehors », comme dans le plus exubérant des palaces.

Il y aura donc bivouac et bivouac, comme il y a voyage et voyage. Et si vous n’avez gouté aux saveurs que du bivouac organisé, construit par l’homme, planifié, ne portez pas un regard trop condescendant sur les malheureux qui campent au gré de leur parcours. On est tous susceptibles de rentrer un jour plus tard que prévu, le corps à bout, le sourire en coin, à devoir se justifier platement : « On a dû bivouaquer. »

Chapitre 7
Le goût de la montagne

Marchez deux heures, et tout aura une nouvelle saveur. Votre thé, votre balisto, mais aussi vos rencontres. L’effort, comme la montagne, éveillent vos sens et une simple pomme a des allures de repas gastronomique. Vous la croquez, la buvez, sucez son sucre à en bénir la création. Est-ce le panorama, l’altitude qui donnent cette saveur à tout ? Ou l’effort et le besoin ?

Mystère.

Car une fois en plaine, les reliques de votre garde-manger d’alpiniste, ces balistos écrasés, à l’emballage défraichi, dégagent un sentiment mitigé. Pour rien au monde vous ne les consommeriez. Ils vous rebutent. Pourtant hors de question de se débarrasser de vos compagnons de cordée ! Ils errent donc dans les poches d’une veste ou un coin du sac à dos, ces vieux Farmer pomme-chocolat fripés.

Puis un jour, lors d’une autre ascension, un peu affaibli par le dénivelé, votre main tâtonnant coté droit, retombe sur ce héros du passé. Immédiat retour sur son piédestal de la gastronomie alpine, il aura retrouvé le goût de la montagne.

Chapitre 8
Le vide

Le vide. Sans lui, la montagne n’existe pas. Il est ce reflet inversé, en creux. La roche s’élance vers le ciel, le vide en descend et pointe vers le sol. Avec majesté, il ennoblit la falaise, magnifie la paroi, et m’attire.

Pour beaucoup, le vide est effrayant. Pour moi, il ne m’effraie que parce qu’il me séduit. 300 mètres de « gaz » sous les pieds et je me sens comme aspiré par lui. Un vertige, différent de celui qui tétanise, un tourbillon d’élans que je réfrène.

Sous ma face, la face de la montagne ; sous mon souffle, celui de la paroi chauffée au soleil. Un instant de fusion, union minérale, puis les gestes me réveillent.

Je prends la corde, glisse le brin dans le mousqueton et je me laisse couler le long du rappel avec, l’espace d’un instant, la légèreté du choucas.

Chapitre 9
La mer de glace

La glace, les séracs, les crevasses sont une mer prise dans le permafrost. Une mer avec ses marées, ses vagues où perle l’écume, comme toute mer, mais que seules les cimes peuvent contempler ainsi. Elles pour qui le temps des hommes n’est que fleur de coton dans le vent.

Du haut des monts, le glacier vit, pareil à l’océan. En guise de ressac, la langue glaciaire qui avance et fond et avance à nouveau. Les séracs forment l’écume. Quant aux marées, ce sont les glaciations.

Et maintenant, vous la voyez cette mer de glace ? Devenez montagne, et vous sentirez les vagues du glacier qui remuent et vous chatouillent, au pied de votre face.

Chapitre 10
Transe

Monter, grimper, prendre de la hauteur. Ou plutôt, recevoir la hauteur. Le geste est répétitif et vous entrez dans une forme de transe ; fatigue et bercement conjugués.

Entre deux regards vers le haut, il s’écoule un temps incalculable. Votre esprit est ailleurs, ivre et embrumé. Et soudain, le point que vous visiez n’est plus qu’à dix, ou cent mètres. Difficile de l’estimer, qu’importe ! vous y êtes. Encore un épisode de brume et ce sera un nouvel horizon que vous fixerez.

Interminable succession d’objectifs à atteindre, comme si ainsi saucissonnée, coupée en fines tranches, la cime était plus facile à rejoindre. Ou simplement, plus savoureuse ?

Chapitre 11
La montagne intérieure

Il y a la face sud, le regard souriant, chaleureux. Et la face Nord, le cœur fermé, presque dur.

Chaque homme est une montagne intérieure aux multiples faces, aux arrêtes plus ou moins effilées, laissant le vide chuter profondément le long des parois. Une montagne que l’on peut, comme sa jumelle de granit, escalader respectueusement.

Mais là, si le muscle est inutile, l’effort n’en est pas moindre. Curieusement, alors que vous l’avez côtoyée depuis votre enfance, de nombreux recoins vous sont inconnus.

Derrière un piton rocheux, le vertige. Et la surprise. Tiens, je ne me connaissais pas cette fissure, ce dièdre et ces surplombs.

Au pied de moi-même, je porte un regard nouveau et la montagne bouge. Je suis montagne vivante, que le vent et la glace érodent sans cesse, mais qui s’élance, avec majesté, vers les cieux.

Chapitre 12
La lumière

Le contraste. Blanc neige ou noir roc. Entre deux, l’ombre. En montagne la lumière est manichéenne, extrême dans ses décisions. Les faces tendues de voiles blancs sont des écrans où se projettent les volutes des cumulus, où scintillent les filons de glace vive comme autant de rivières de diamants.

Brutalité, apaisée bientôt par le soleil rasant. Des horions de lumière dorée transforment la moindre bosse en titan, monstre prêt à dévorer l’Olympe des cimes avant de se noyer dans le crépuscule.

Douceur inattendue de la nuit froide, clarté lunaire qui plaque sur le glacier son âme et sa pâle transparence. Terre et Lune se rejoignent à distance, et l’on se surprendrait à tenter des sauts de trois mètres soutirés à la gravité amoindrie.

En Pierrot terrien, on éteint sa lanterne, et l’on s’endort comme au creux d’un cratère lunaire.

Une nuit en montagne n’est jamais noire. Le glacier semble rendre un peu de l’éclat reçu le jour. Opalescent repère de fantômes, bronzant plus près des étoiles.

Chapitre 13
L’odeur de la montagne

L’odeur des pins, qui vous transporte immédiatement sur une falaise brulante surplombant la mer. L’odeur d’une tresse au four ou d’un repas de midi à la maison, du goudron chaud. D’une forêt humide et des mousses qui tapissent le sol. L’odeur d’une marée basse, salée, poissonneuse et qui vous colle aux cheveux.  À chaque odeur, son souvenir.

Et pourtant non. Il est une exception. Le glacier ne sent rien, pas la moindre fragrance. La haute montagne a gelé ses parcelles olfactives et ne se révèle qu’au dégel. Il ne reste à sentir que votre propre émanation, et celle de vos compagnons d’errance.

Mais alors, quelle richesse odorante que celle d’une personne ! Dans le vide ambiant, votre nez perçoit tout, sueur, senteur, saveur, jusqu’au parfum étrange d’une crème solaire absorbée par les pores du visage.

Au sommet de cette expérience olfactive, le refuge ou le bivouac. Soudainement, au cœur du vide, le trop-plein. L’excès et l’accumulation vous envahissent sauvagement les narines. Les voyageurs précédents ont laissé leurs noms dans le livre de cabane, et un peu de leur incarnation dans les couvertures et les parois. Une odeur messagère qui vous dit : « Bienvenu ».