La margarine, cette substance grasse et molle, comme dit le dictionnaire, a évolué au gré des filons-marketing : il y a eu les margarines allégées et, depuis peu, les margarines pour se soigner ! Est-ce crédible sur le plan médical ?
Petit retour en arrière : en 1869, l'Empereur Napoléon III cherche, pour remplacer le beurre, un produit économique, qui se conserve bien dans les navires. Il organise un concours ; le gagnant, c'est l'inventeur de la margarine ! La margarine, cette substance grasse et molle, comme dit le dictionnaire, a évolué au gré des filons-marketing : il y a eu les margarines allégées et, depuis peu, les margarines pour se soigner ! Est-ce crédible sur le plan médical ?
Huiles et acides gras : une grande famille !
La margarine, c'est une matière grasse préparée à base d'huiles végétales : palme, tournesol, colza, carthame, olive, ces huiles ont toutes des propriétés différentes. Démonstration dans la dernière huilerie artisanale de Suisse, logée dans la campagne vaudoise à Sévery. L'entreprise est propriété de la famille Bovey. Jean-Luc Bovey, l'actuel patron, représente la 6e génération. Il nous présente sa fabrique, le Moulin et huilerie de Sévery : « Nous voilà dans un moulin artisanal qui date de 1845 où, actuellement, nous fabriquons des huiles de colza issues d'un pressage à froid. Quand on parle de pressage à froid, c'est du pressage en dessous de 50 degrés. La graine de colza indigène, récolté au mois de juillet dernier, a été triée et séchée à 7% d'humidité pour donner toute sa valeur au niveau diététique et au niveau du rendement d'huile. Pour 100 kg de graines de colza, nous avons entre 30 et 35 litres d'huile de colza. Les huiles pressées à froid sont uniquement pour la consommation à froid. »
C'est le cadre idéal pour accueillir notre spécialiste des graisses. José Caperos est chimiste et a travaillé dans l'industrie alimentaire avant de rejoindre le Service de la consommation du canton de Neuchâtel. Les graisses, nous a-t-il rappelé en prélude à ses explications techniques, sont nécessaires : elles fournissent de l'énergie et des substances essentielles au bon fonctionnement du corps. Il y a donc un intérêt nutritionnel à en consommer sous diverses formes, que ce soit de l'huile dans notre salade ou de la margarine sur nos tartines.
José Caperos : « Les corps gras sont constitués à 97–99% de triglycérides, c'est-à-dire une molécule contenant de la glycérine et trois acides gras, et à 1% de constituants essentiels pour le bon fonctionnement du corps humain : phospholipides, vitamines et stérols. »
Les acides gras retiennent l'attention des nutritionnistes, car ils sont plus ou moins recommandables pour la santé. C'est une famille qui regroupe les acides gras saturés, monoinsaturés et polyinsaturés.
Les acides gras saturés et monoinsaturés sont fondamentaux pour apporter de l'énergie à notre organisme, tandis que les polyinsaturés servent surtout à produire des substances qui jouent un rôle très important dans le système immunitaire et la fonction rénale. Ces derniers sont connus par les consommateurs : ce sont deux acides gras que nous ne sommes pas capables de synthétiser, acide linoléique et acide linolénique ou oméga 6 et oméga 3.
En général, toutes les huiles contiennent toutes les sortes d'acides gras, mais les graisses de coco et de palme sont très riches en acides gras saturés. Les huiles d'olive, de cacahuète, d'amande et de noisette sont très riches en acides gras monoinsaturés. Les huiles de colza, de noix ou de soja sont très riches en oméga 3. Celles de tournesol et de carthame sont très riches en oméga 6.
Fabrication des margarines : mode d'emploi
A Frenkendorf, tout près de Bâle, l'usine MIFA de la Migros fabrique la margarine. Robert Keller, responsable alimentation de l'entreprise, nous expose le procédé : « Nous voilà dans le stock d'huile, car les huiles et les graisses sont les composants les plus importants d'une margarine. Comme vous le savez certainement, la margarine est une émulsion entre une phase aqueuse et une phase huileuse. Chez MIFA, nous employons essentiellement de l'huile de tournesol, de colza, de palme et de carthame. Dans la phase huileuse, nous introduisons des émulsifiants naturels, ainsi que des arômes et du bêta-carotène, c'est le colorant des carottes. Et puis, il y a la phase aqueuse, où nous ajoutons surtout du babeurre et du lait maigre, ainsi que du sel, et, pour les produits basses calories, des épaississants, tels que l'amidon et l'eau. Dans certains produits totalement exempts de produits laitiers, nous n'introduisons d'ailleurs que de l'eau. »
Une fois les ingrédients dosés en fonction de la recette, qui varie d'un produit à l'autre, vient le temps de l'émulsion. Robert Keller nous explique : « La fabrication proprement dite a lieu dans un appareil identique à ceux qu'on utilise pour confectionner de la glace : le mélange est refroidi très rapidement, tout en étant continuellement malaxé et cela jusqu'à ce que la masse ait une consistance plastique. »
Pour visualiser ce qui se passe à l'intérieur de cette machine infernale, Michaël Strub, cuisinier et chef du restaurant d'entreprise, nous fait la démonstration : « Pour une fabrication maison, nous avons besoin de graisse végétale, d'huile végétale, de babeurre, d'un peu de jaune d'œuf et de sel. Et puis, il nous faut un bain-marie glacé –5 à 10 degrés en ajoutant du sel sur la glace. »
Ajouter un peu d'huile de coude et le tour est joué !
A noter que les margariniers s'efforcent désormais d'éviter les acides gras trans. Des acides gras jouant un rôle néfaste pour la santé et qui sont générés par le traitement de certaines huiles pour les solidifier, notamment par le biais de l'hydrogénation. Robert Keller : « Il est évident qu'avec de l'huile seulement, on ne peut pas faire de la margarine. On a besoin d'un corps gras qui soit solide à température ambiante : la graisse de coco et l'huile de palme sont particulièrement indiquées pour cet usage. Il est vrai qu'à l'époque, on employait beaucoup d'huiles solidifiées, mais désormais on ne les utilise quasiment plus. Pour éviter les acides gras trans, on emploie aujourd'hui beaucoup plus d'huile de palme. »
Si la production annuelle de MIFA, qui produit aussi à usage industriel pour la pâtisserie et la confiserie du groupe, atteint 9'000 tonnes, l'achat de margarines par les consommateurs diminue : quelques pour-cents chaque année, depuis une bonne décennie. Robert Keller nous donne son explication : « Ca tient au fait qu'on est peu à la maison de nos jours. A ce jour, un petit-déjeuner sur dix se prend au bureau et là on ne fait pas de tartines ! D'où cette demande en baisse. C'est pourquoi en partie les produits santé ont fait leur apparition. On essaie toujours de répondre aux besoins du public avec de nouveaux produits. »
La mode du manger pour se soigner offre en effet une parade inespérée aux margariniers. MIFA n'y échappe pas : elle propose dans sa gamme une margarine enrichie en phytostérols, cinq fois plus cher que son produit d'entrée de gamme. Robert Keller: « Il est clair que c'est financièrement intéressant. Mais si les margarines sont si chères, c'est aussi que les phytostérols sont un ingrédient très cher, ce qui au final renchérit le prix du produit. »
L'entreprise ne compte pas s'arrêter en si bon chemin : des projets de produits-santé, il y en aurait, nous a-t-on confié, plein les tiroirs, mais pour l'instant classés secrets !
Margarines: le test
Il existe beaucoup de margarines différentes. Nous avons classé douze margarines vendues dans les commerces suisses, en fonction de leur qualité nutritionnelle.
C'est le laboratoire de biologie de la nutrition, au Centre hospitalier universitaire de Grenoble, qui a analysé nos douze margarines. Michel de Lorgeril, cardiologue, nutritionniste, chercheur au CNRS, est le premier à avoir prescrit avec succès à des patients souffrant de risques cardio-vasculaires une margarine spécialement élaborée à leur intention, ceci dans le cadre d'une étude menée avec un confrère.
Michel de Lorgeril : « On sait que les maladies cardio-vasculaires sont directement corrélées à la consommation de graisses saturées. Les produits laitiers en général, mais particulièrement la crème et le beurre, sont très riches en graisses saturées. Donc, dès qu'on veut diminuer le risque cardio-vasculaire, il faut diminuer la consommation de graisses saturées, donc de produits laitiers, donc particulièrement le lait entier, le beurre et la crème. Par conséquent, il faut proposer à nos patients et au public en général des produits de substitution. Les margarines qui sont faites à base d'huiles végétales sont de bons substituts du beurre. »
De grandes études scientifiques l'ont démontré, il y a deux bonnes huiles pour se protéger des maladies cardio-vasculaires et aussi des cancers : l'huile d'olive et de colza, celle-ci a une composition en acides gras très proche de l'huile d'olive. Elle a même l'avantage sur l'huile d'olive de contenir des acides gras oméga 3, qui présentent un effet protecteur.
En résumé, il faut un rapport entre la présence des oméga 6, la plus basse possible, et la quantité des oméga 3, relativement élevée, mais tout de même pas trop, par exemple l'huile de lin beaucoup trop riche en oméga 3.
A l'aune de ces observations, nous avons établi un classement en fonction de la richesse en acides gras monoinsaturés et du rapport oméga 3/oméga 6. On commence par les margarines les plus riches en gras (80% à 53% de matières grasses) :
Rama, Unilever, est la plus intéressante : riche en monoinsaturés et en oméga 3, avec un très bon rapport oméga 3/oméga 6. Elle est vendue 2.20 francs les 250 grammes.
Pratiquement équivalente, mais beaucoup moins chère, 1.- franc les 250 grammes, la margarine M-Budget, Migros. Elle est très bien équilibrée
Pratiquement équivalentes encore et donc très bien équilibrées selon les critères des spécialistes, Margarine, Coop, 1.45 franc les 250 grammes...
... et Prix Garantie, Coop, 1.- franc les 250 grammes.
Plus basse sur le plan de la qualité nutritionnelle, avec moitié moins de monoinsaturés et un équilibre oméga 3/oméga 6 moins favorable, Becel allégée, Unilever, vendue 2.20 francs les 250 grammes.
Plus basse encore, Sanissa Classic, Migros, contient une bonne quantité de monoinsaturés, mais elle est faible en oméga 3 et riche en oméga 6, ce qui entraîne un déséquilibre au niveau des qualités nutritionnelles. Elle coûte 1.85 franc les 250 grammes.
Migros Actilife Balance ferme la marche de ce groupe : peu de monoinsaturés, pratiquement pas d'oméga 3 et riche en oméga 6, elle est donc très déséquilibrée. Elle est vendue 2.10 francs les 250 grammes.
On passe ensuite aux margarines allégées en graisses, contenant entre 40 et 28% de matières grasses. Michel de Lorgeril nous dit : « Quand on prend une matière grasse, c'est pour manger des lipides et les lipides, contrairement à des théories discutables, ne sont pas systématiquement mauvais pour la santé. Il y a de bons acides gras et puis d'autres à consommer modérément. Proposer sur le marché des margarines très pauvres en lipides, c'est un peu se moquer du public, parce que le prix reste équivalent à celui des margarines qui contiennent 80% de lipides. Quand il n'y en a que 40%, ça veut dire que le reste, c'est de l'eau, et par conséquent on fait payer bien cher de l'eau. »
WeightWatchers, Coop, la moins riche en gras de ce test, mais bien équilibrée, avec un très bon rapport oméga 3/oméga 6. Elle coûte 1.40 franc les 250 grammes.
Ensuite, pratiquement équivalente, Délice, Migros, est un peu plus riche en gras, mais elle est très bien équilibrée avec un très bon rapport oméga 3/oméga 6. Elle est vendue 1.85 franc les 250 grammes.
Vient enfin la minarine Lätta, Unilever, vendue 2.30 francs les 250 grammes. Elle a un rapport moins intéressant en oméga 3 et oméga 6.
Les acides gras trans ont quasiment disparu. Dans toutes nos margarines, la quantité est inférieure à 1%. C'est une bonne nouvelle, parce que ces acides gras trans sont nocifs : ils font augmenter le mauvais cholestérol, tout en abaissant les concentrations de bon cholestérol ! C'était un gros problème, il y a encore cinq ans.
Test : les margarines spéciales
On finit le classement avec les margarines enrichies en phytostérols, ou stanols. Qu'est-ce que c'est ? Disons, pour résumer, que les phytostérols sont des composés naturels présents en petites quantités dans la partie grasse des plantes. Dans notre intestin, ils ont l'avantage d'empêcher l'absorption du mauvais cholestérol. Les fabricants de margarines ont flairé un bon créneau. Notre cardiologue, lui, est très critique.
Sur le marché suisse, nous avons trouvé deux margarines enrichies en stérols végétaux.
Col Balance, Migros, présente un rapport oméga 3/oméga 6 peu intéressant du fait de la faible teneur en oméga 3. Elle coûte 5.30 francs les 250 grammes, ce qui fait cher le paquet.
Très chère aussi, Becel pro-activ, Unilever, à 5.95 francs les 250 grammes. Elle est très faible en monoinsaturés, avec un rapport oméga 3/oméga 6 moyen pour sa catégorie.
Si ces margarines sont enrichies en phytostérols, c'est, nous dit la pub, pour diminuer le cholestérol.
Michel de Lorgeril, cardiologue, nutritionniste et chercheur CNRS, nous explique : « Les gens ont cru, y compris le corps médical, que si on diminuait son cholestérol, automatiquement on aurait des bienfaits en termes de santé, de risques cardio-vasculaires. C'est totalement faux. On a essayé de nombreux régimes anti-cholestérol qui s'avéraient extrêmement efficaces pour diminuer le cholestérol, par contre ça n'avait aucun effet sur les risques cardiaques. On a essayé des médicaments aussi efficaces contre le cholestérol et qui se sont avérés inefficaces pour protéger notre santé des maladies cardio-vasculaires » Donc la théorie qui dit : « je diminue mon cholestérol, je fais du bien à ma santé, je protège mon coeur », c'est faux, une véritable escroquerie scientifique. .»
« Quant aux phytostérols, non seulement je n'en mange pas, non seulement je n'en donne pas à mes enfants – c'est interdit à la maison – mais je ne les prescris jamais. On ne peut pas interdire à un patient d'utiliser ce genre de produit, mais je déconseille formellement à mes patients de consommer ce genre de produits. On n'a pas aujourd'hui la démonstration que c'est utile en termes de risques cardio-vasculaires et on n'a pas la certitude que ce n'est pas malsain. On a même la suspicion que ça pourrait être dangereux pour certains patients. Si je devais recommander quelque chose à mes patients, je leur dirais de regarder les margarines qui sont faites presque exclusivement à base de colza. »
Moralité : ces margarines aux phytostérols ne sont pas innocentes. Si vous souffrez d'un taux de cholestérol trop élevé, votre médecin vous proposera de suivre un régime alimentaire approprié et selon les cas, un traitement.
Aliment thérapeutique ou préventif selon la loi suisse
Michel Donat est le responsable de la section denrées alimentaires et objets usuels à l'Office fédéral de la santé publique (OFSP). Il nous dit que la loi suisse est très claire : un aliment ne doit pas afficher d'affirmation thérapeutique sans une autorisation spéciale exceptionnelle. Au rayon des margarines, Col Balance annonce sur son emballage « influence favorablement » le taux de cholestérol, Becel pro-activ indique « influence activement ». En fonction de quels critères l'OFSP autorise-t-il ces allégations ? Quelles sont les exigences scientifiques pour ces alicaments ?
Cliquez sur la vidéo pour écouter les réponses de Michel Donat.
Des aliments à but thérapeutique, il y en a de plus en plus sur le marché. Rien n'est fait au hasard, un de nos confrères observe de près l'industrie agroalimentaire depuis des années. Rédacteur responsable du site LaNutrition.fr, Thierry Souccar, journaliste scientifique et nutritionniste, a pu observer comment on a insensiblement glissé de la margarine au bon goût de beurre à une margarine santé. Il nous raconte ce développement : « Les grandes sociétés de l'alimentaire se sont aperçues qu'il y avait une attente des consommateurs de ce côté-là, aussi un manque d'information qu'ils essaient par tous les moyens de combler, pas toujours de façon très équilibrée. Et puis, c'est un axe de développement stratégique. Donc, on se retrouve avec des aliments santé ou des médicaments. »
« Les scientifiques sont dans une position délicate : ils ont besoin de financement pour conduire des études et souvent, en tout cas en France, le financement vient de l'industrie agroalimentaire. Des études ont montré que lorsqu'un financement vient d'une source privée, les chercheurs sont quatre fois plus enclins à publier des résultats favorables à celui qui a financé l'étude. »
L'alicament, c'est donc la nouvelle poule aux œufs d'or de l'industrie agroalimentaire, d'autant qu'elle peut parfois pallier aux carences qu'elle a elle-même générées : « En France, Unilever a lancé il y a quarante ans environ une huile de table à base d'huile de tournesol déséquilibrée : beaucoup d'oméga 6, peu d'oméga 3, les familles qui l'ont adoptée, persuadées que cette huile était intéressante, ont créé pour leur santé un déséquilibre pas anodin. Eh bien, il y a quelques années, quand les nutritionnistes ont dit que les Français avaient des carences en oméga 3, Unilever, qui a contribué à cette carence-là, a trouvé un créneau pour vendre des produits riches en oméga 3. »
Thierry Souccar dénonce le message souvent unilatéral de la publicité : « C'est un message qui vous fait croire que le salut, c'est-à-dire la diminution d'un facteur de risque ou la baisse d'un trouble, vient de ce type d'aliments formulés par des équipes de l'agroalimentaire. »
« Le jackpot, c'est quand même les babyboomers, qui commencent à vieillir et vont rencontrer sur leur chemin un peu de diabète, un peu d'hypertension, un peu d'ostéoporose, un déclin des facultés cognitives. Tout ça, c'est dans le pipeline de l'industrie pharmaceutique, mais c'est aussi dans le pipeline de l'industrie agroalimentaire. Et, en fait, on va avoir une espèce de choc de titans, dans les années à venir, entre l'industrie pharmaceutique qui va vouloir nous vendre des médicaments et l'industrie alimentaire qui va vouloir nous vendre des aliments qui font la même chose que les médicaments de l'industrie pharmaceutique. »
A quand des alicaments remboursés par les caisses maladie suisses ?