Voici une question qui reflète plusieurs millénaires de polémiques philosophiques et religieuses! Nous resterons dans le domaine de la biologie et laisserons le débat philosophique aux sciences humaines et aux convictions diverses et variées qui s’expriment sur le sujet.

Un comportement moral est un comportement qui respecte des règles - explicites ou implicites - de la vie en société. Comme ne pas tuer son prochain, ne pas agresser les jeunes ou les faibles, partager équitablement la nourriture ou les ressources, … Un tel comportement peut découler d’une évaluation de la situation et d’une décision rationnelle de respecter une loi ou un code moral explicite.

Mais, le plus souvent, il survient par réflexe, de manière inconsciente, en fonction d’une émotion qui conduit à le rejeter ou à le mettre en œuvre, selon qu’il est catégorisé comme "bien" ou "mal". J’écris ces mots entre des guillemets, parce qu’ils relèvent de la culture et de l’éducation, qui varient d’une société à l’autre. Ce qui est "bien" chez les uns peut être "mal" chez les autres. Notre époque en sait quelque chose avec tout ce qui concerne les interdits, alimentaires ou autres, les mutilations sexuelles, les règles vestimentaires, les relations entre femmes et hommes, jeunes et vieux, … Pour le biologiste, ce sont les émotions positives (vécues comme des récompenses) qui définissent le "bien" et les émotions négatives (vécues comme des punitions) qui définissent le "mal". Ces émotions peuvent provenir d’un réflexe inné ou d’un réflexe conditionné par l’éducation et l’histoire de la vie de chacun.

La neurobiologie d’aujourd’hui a montré, sans équivoque, que les centres nerveux et les systèmes hormonaux qui conditionnent les émotions (et donc le "bien", le "mal" et les comportements moraux) sont apparus il y a très longtemps dans l’histoire de la vie. Certains, concernant l’agressivité ou le stress, sont communs à tous les vertébrés. D’autres, concernant l’inhibition de l’agression des jeunes ou des femelles, existent chez la plupart des mammifères et certains oiseaux. Ceux qui permettent l’empathie, la solidarité, l’anticipation des actes des autres et de leurs résultats, que l’on a longtemps crû propres aux humains ou, à la rigueur, aux grands singes, sont retrouvés chaque jour chez des espèces de mammifères ou d’oiseaux que l’on ne soupçonnait pas de les posséder.

De nombreuses recherches témoignent de comportements de solidarité, d’entraide, de compassion, d’indignation devant l’ "injustice" chez des grands singes, des éléphants, des dauphins, des petits singes et sans doute bien d’autres chez lesquels on ne les a pas encore soupçonnés. Il ne fait donc aucun doute que, à des degrés divers et par des modalités différentes selon les espèces, les animaux ont des comportements moraux, innés ou appris selon les cas. Les humains ne sont différents, de ce point de vue, que parce qu’ils les ont codés par des traditions orales ou écrites.

Avec Frans de Waal, l’un des chercheurs qui ont le plus contribué et écrit sur ces sujets, on peut remarquer que les plus anciennes traditions religieuses ou laïques humaines actuelles définissant des lois morales datent de moins de soixante siècles. Tandis que des humains comme nous vivaient depuis mille siècles au moins (peut-être trois mille selon la dernière actualité – à confirmer !). Ces personnes avaient nécessairement des traditions sociales et morales équivalentes aux nôtres, aujourd’hui perdues. Mais il faut aussi regarder bien plus loin dans le passé: les nombreuses espèces de mammifères et autres vertébrés qui vivent en sociétés complexes n’auraient pas pu survivre si leurs membres n’avaient pas respecté des codes de conduite qu’il faut bien qualifier de moraux, dans leurs relations familiales et leurs interactions.

C’est donc dans une préhistoire animale de centaines de millions d’années, et non dans une histoire humaine d’une dizaine de siècles, qu’il faut chercher les origines de la vie sociale, des structures familiales et des morales variables, sommaires ou sophistiquées, qui les permettent. Les épisodes humains ne sont qu’une suite particulière de cette grande continuité dans le monde animal.