Comme les autres insectes sociaux (abeilles, guêpes, termites), les fourmis se divisent en castes avec des individus généralement stériles, les ouvrières, et des individus reproducteurs: les mâles et les reines. Les termes de "reines" et "ouvrières" laissent à penser que les premières gouvernent, alors que les secondes ne font qu’obéir. En fait, il n’en est rien! Cette dénomination remonte aux premières observations des insectes sociaux, entre autres chez les abeilles. L’existence de castes avec des rôles différents ayant été observée, il paraissait alors évident que l’individu unique et seul capable de pondre des œufs et présent dans la colonie devait forcément avoir un rôle dirigeant, et recevoir par là le nom de reine. La masse des autres fourmis ne pouvait être composée que d’individus serviles, les sujets, ou ouvrières. Dans son "Histoire des mœurs et de l’instinct des animaux" publiée en 1822, J.-J. Virey écrivait par exemple: "La reine ou mère abeille est, en effet, la mère de son peuple, la seule qui le droit de régner, à l’exclusion des mâles […]." Il fut même un temps où les reines des abeilles étaient nommées "rois". Il était peut-être inimaginable de considérer une société dirigée par une femelle…

Mais revenons aux fourmis. La reine n’est pas la dirigeante, que son titre laisse supposer et les ouvrières ne travaillent pas aveuglement au "bien de la communauté". Chaque individu, reine, ouvrière ou mâle, cherche à défendre ses propres intérêts, c’est-à-dire avoir une descendance, reproduire ses propres gènes. La situation est assez simple pour les reines et les mâles, qui auront des descendants directs. Elle est plus subtile pour les ouvrières, stériles. Mais en soignant et élevant des sœurs, qui partagent des gènes en commun avec elles, les ouvrières parviennent tout de même à avoir une "descendance", quoique indirecte. Pour qu’une telle société fonctionne, la coopération est nécessaire. Les ouvrières stériles dépendent des reines, seules à pouvoir se reproduire. Celles-ci ont besoin des mâles pour féconder leurs œufs et des ouvrières pour soigner les larves. Et, finalement, les mâles n’ont aucun avenir sans les reines et les ouvrières. Mais cette coopération n’est pas sans conflits. Les intérêts de chacun sont légèrement divergents en raison d’une particularité des Hyménoptères (fourmis, abeilles, guêpes). Chez cet ordre d’insectes, les mâles sont issus d’œufs non fécondés. Ils ne possèdent donc qu’une seule copie de chaque chromosome, contre 2 copies chez les femelles (une série héritée de la mère, une série héritée du père). Ceci conduit à un déséquilibre dans les liens de parenté entre individus. Du point de vue de la reine, une fille ou un fils offre le même intérêt: tous deux héritent de la moitié des gènes de leur mère. Une reine aura donc intérêt à avoir autant de filles que de fils. Pour les ouvrières, le scénario est différent. Elles ont plus de gènes en commun avec leurs sœurs, avec qui elles partagent la même mère et le même père, qu’avec leurs frères avec qui elles ne partagent que la même mère (puisqu’il n’y a pas de père chez les mâles)! Il a ainsi été observé que les ouvrières pouvaient détruire les œufs ou les larves mâles pour favoriser la production de femelles, contrecarrant ainsi les intérêts de la reine. La situation se complique encore un peu quand la reine s’est accouplée avec plusieurs mâles, ce qui arrive fréquemment. Dans ce cas, les ouvrières n’ont pas toutes le même père. Et les sœurs ne sont plus que des demi-sœurs, avec un lien de parenté comparable à celui d’un frère…  Les ouvrières ont également une autre forme de pouvoir: ce sont elles qui peuvent "décider" si un œuf fécondé, donc femelle, deviendra une simple ouvrière ou une future reine, selon la qualité et la quantité de nourriture distribuée.

D’une façon générale, le fonctionnement de la société ne dépend pas des "ordres" donnés par la reine à "ses" ouvrières. Ce n’est pas la reine qui décide quand il faut collecter de la nourriture, défendre la société ou agrandir le nid. Les ouvrières agissent d’elles-mêmes, en fonction de stimuli émanant de la société ou de l’environnement. Si le nombre de larves est élevé, avec beaucoup de bouches à nourrir, la demande en nourriture augmente, incitant une partie des ouvrières à devenir chasseuses et partir en quête de nourriture. Si un dégât est causé à la fourmilière, les ouvrières présentes se mettent immédiatement au travail pour reconstruire le nid, sans attendre un signal de la reine. Si un prédateur s’approche trop de la fourmilière, les ouvrières gardiennes émettent une phéromone d’alarme et les ouvrières qui captent ce signal se mettent en posture de défense. Toutes ces actions se font sans intervention de la reine. On peut encore mentionner que certaines ouvrières semblent jouer les "tire au flanc", se déplaçant à gauche à droite, sans rien faire de concret. Ce ne sont pas des flemmardes qui cherchent à éviter de travailler. Elles sont au contraire à disposition dès qu’une urgence se présente, pour collecter de la nourriture, défendre la colonie ou abriter les larves en cas d’attaque d’un prédateur.

Les conflits au sein des sociétés d’insectes sont un sujet de recherche très actuel depuis que les chercheurs se sont rendus compte que tout n’était pas qu’harmonie dans la fourmilière ou la ruche!