Cher Rob,

C’est une excellente question. Aristote parlait d'epichairekakia, littéralement plaisir au sujet d’un mal (p.ex. un défaut, la mauvaise réputation ou un malheur). Le mot grec est d’ailleurs semblable au terme allemand « Schadenfreude ». Pour ma part, j’adopterai ici l’expression « plaisir malin » pour désigner le phénomène.

UNE PREMIÈRE RÉPONSE

Une manière d’expliquer le caractère mauvais du plaisir malin pourrait s’articuler ainsi. Partons d’abord de constats simples et, à première vue, peu sujets à controverse.

(i) Premièrement, la souffrance est quelque chose de négatif : en général, il est préférable qu’il y ait moins de souffrance dans le monde plutôt que davantage.

(ii) Deuxièmement, le plaisir est quelque chose de positif : en général, il est préférable qu’il y ait davantage de plaisir dans le monde plutôt que moins de plaisir.

Le plaisir malin est un phénomène intriguant. Il s’agit d’un plaisir et donc, en vertu de la thèse (ii), il est préférable qu’il y en ait davantage dans le monde plutôt que moins. Toutefois, le plaisir malin nous semble mauvais : il ne faut pas prendre du plaisir à la souffrance d’autrui. On a par conséquent une impression de paradoxe, dans le sens où le plaisir malin est à la fois bon et mauvais.

Devant ce constat, une piste pour analyser la notion de plaisir malin serait de dire qu’il s’agit d’un objet complexe composé de deux parties, le plaisir et la souffrance d’autrui. Cet objet aurait donc une bonne partie [le plaisir] et une mauvaise partie [la souffrance d’autrui]. Toutefois, le tout serait mauvais au final, car la valeur négative de la souffrance d’autrui serait plus importante que la valeur positive du plaisir présent dans ce tout. Les thèses (i) et (ii) resteraient vraies, mais le mal présent dans le plaisir malin l’emporterait sur son bon côté. On retomberait bien sur une conclusion intuitive : le plaisir malin est globalement mauvais.

UNE PREMIERE COMPLICATION : LE PLAISIR MALIN EST UNE ATTITUDE AU SUJET DE...

Cette manière de voir le plaisir malin présente cependant un défaut. Elle ne prend pas en compte le fait que le plaisir malin est un plaisir au sujet de la souffrance de quelqu’un et non pas simplement la somme d’un plaisir et d’une souffrance. Dans le plaisir malin, il existe un lien particulier entre le plaisir et la souffrance d’autrui, lien que j’ai indiqué au moyen de l’expression « au sujet de ». En philosophie, on a choisi d’appeler la relation entre une attitude au sujet d’un objet et son objet un lien « intentionnel » et on parle plus généralement du problème de « l’intentionnalité ».

Pour montrer l’importance de ce facteur dans notre bref examen du plaisir malin, voici deux exemples mettant en jeu l’intentionnalité.

1. Cléo se trouve en compagnie d’Antoine et souffre, car elle vient de se faire mal par accident. Antoine prend plaisir au sujet de sa récente victoire aux dés contre Octave.

2. Cléo se trouve en compagnie d’Antoine et souffre, car elle vient de se faire mal par accident. Antoine prend plaisir au sujet de la souffrance de Cléo.

Dans le premier cas, Antoine prend du plaisir et Cléo souffre. Le plaisir d’Antoine porte sur sa récente victoire : il y a un lien intentionnel entre le plaisir d’Antoine et sa récente victoire. Dans le second cas, Antoine prend du plaisir et Cléo souffre également. Néanmoins, cette fois, le plaisir d’Antoine porte sur la souffrance de Cléo : il y a un lien intentionnel entre le plaisir d’Antoine et la souffrance de Cléo.

Il faut noter que le plaisir malin, compris comme plaisir dans la souffrance d’autrui, doit être analysé comme un cas de type 2 et non de type 1. En effet, le plaisir malin implique un lien intentionnel entre l’attitude plaisante et la souffrance d’autrui. Dans le cas 1, Antoine a certes un plaisir dans des circonstances inappropriées, mais prendre du plaisir à une victoire n’est pas une attitude inappropriée en soi. Au contraire, dans le cas 2, le plaisir d’Antoine porte réellement sur un mal qui arrive à autrui ; il s’agit véritablement d’un exemple d’epichairekakia. L’attitude est inappropriée en soi dans la mesure où il y a inadéquation entre l’attitude positive plaisante et l’objet de l’attitude qui est négatif, la souffrance.

Le problème qui se pose au défenseur de la première réponse que j’ai suggérée est qu’il traite le plaisir malin comme s’il avait une structure de type 1. Par conséquent, il ne prend pas en compte le lien intentionnel en jeu.

UNE SECONDE COMPLICATION : SOUFFRANCE FAUSSEMENT ATTRIBUÉE ET SOUFFRANCE FICTIONNELLE

On se rend encore mieux compte de l’importance du lien intentionnel, lorsque l’on considère deux scénarios un peu plus raffinés :

3. Antoine croit qu’Octave souffre et prend plaisir au sujet de la souffrance d’Octave, mais en réalité Antoine se trompe : Octave ne souffre pas (disons qu’il fait semblant).

4. Antoine regarde un péplum et prend plaisir au sujet de la souffrance fictionnelle d’un gladiateur. Notons qu’Antoine ne croit pas que le gladiateur souffre pour de vrai, puisqu’il s’agit d’un personnage de fiction.

Le cas 3 pose la question suivante : est-ce que le fait qu’Octave ne souffre pas pour de vrai, même si Antoine croit qu’Octave souffre, rend le plaisir d’Antoine moins grave, voire acceptable?

Le cas 4 pose la question de manière encore plus subtile : est-ce que le fait que gladiateur ne souffre que fictionnellement rend le plaisir d’Antoine moins grave, voire acceptable ?

CONCLUSION : TROIS POSITIONS ENVISGEABLES

Etant donné ce que nous avons vu, voici trois positions non-exhaustives que l’on pourrait adopter au sujet du plaisir malin. Ces trois positions se distinguent de la première solution envisagée ici, dans la mesure où elles intègrent toutes la dimension intentionnelle du plaisir malin.

Position A. – « Ce qui compte, c’est s’il y a souffrance réelle ou non.» : On peut penser que dans les deux cas où personne ne souffre pour de vrai (cas 3 et 4), le plaisir d’Antoine n’est pas mauvais ou blâmable. Dans ce cas, on soutient que seul le plaisir malin qui porte sur une souffrance réelle est mauvais.

Position B. – « Ce qui compte, c’est si l’on croit ou non qu’autrui souffre.». On peut estimer que le plaisir d’Antoine est mauvais, sauf lorsqu’il porte sur la souffrance fictionnelle. On pourrait alors défendre que le plaisir malin est mauvais seulement lorsque celui qui l’éprouve croit qu’il y a souffrance réelle d’autrui. De plus, cela vaut même lorsque sa croyance se trouve être fausse.

Position C. – « Ce qui compte, c’est seulement si l’objet du plaisir est inadéquat ou non. » Enfin, on peut soutenir que le statut de la souffrance (réelle, faussement attribuée ou fictionnelle) n’affecte pas le caractère mauvais d’un plaisir malin. Si quelqu’un souffre pour de vrai, cela rend évidemment la situation globale plus négative. Toutefois, pour ce qui touche à l’évaluation du plaisir malin en soi, c’est le fait qu’il porte sur un objet inadéquat qui le rend mauvais. Que l’objet soit réel ou non, voire fictionnel, ne change pas la donne.

AUTRES PISTES DE RÉFLEXION

Il faut noter que j’ai volontairement éludé un point très important : je n’ai pas distingué les types de valeurs en jeu. Il existe, pour en mentionner quelques unes, des valeurs éthiques (p.ex. le bien, le mal), esthétiques (le beau, le laid) et politiques (le juste, l’injuste). Une réponse plus complète à la question posée devrait se pencher sur ces distinctions et en faire usage.

Par ailleurs, je ne me suis pas penché sur l’épineuse question du découpage en parties du plaisir malin. La présentation du problème s’en trouve par conséquent tronquée. On peut notamment se demander si la souffrance d’autrui est vraiment une partie du plaisir malin. La question est d’autant plus pressante si l’on repense aux souffrances faussement attribuées ou fictionnelles.

Enfin, pour revenir au début de ma réponse, il serait intéressant de se demander si les trois solutions ci-dessus sont compatibles avec la thèse (ii), selon laquelle le plaisir est quelque chose de positif. En d’autres termes, il s’agirait de se demander si le plaisir dans le mal, tel que celui d’Antoine devant la souffrance réelle de Cléo, est complètement mauvais ; ou bien si, même malin, le plaisir comprend une dimension positive qui lui est intrinsèque. Attribuer une telle dimension positive au plaisir, nous permettrait – entre autres – d’expliquer pourquoi certains malins plaisirs ont été et restent toujours bien tentants.