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Les éditeurs de la francophonie

Pile de livres. [adistock]
Si tous les livres en français étaient édités en France, en Suisse, en Belgique ou au Canada, plus personne n'aurait les moyens de les acheter en Afrique ou Haïti. - [adistock]
Le choix du français en Belgique francophone, au Québec ou en Suisse romande n'est pas un combat, c'est une évidence. Mais en Haïti, en Algérie, au Sénégal ou République démocratique du Congo, la question est plus complexe. L'analyse de Nadine Bordessoule et Martine Lenoble, chargées d'enseignement à l'École de langue et de civilisation françaises de l'Université de Genève.

Les éditeurs de la francophonie
Il existe un rapport ambigu au français, une certaine schizophrénie entre réalité sociale et réalité officielle dans ces pays où le français a été imposé par la colonisation. Longtemps connoté négativement, il est aujourd'hui généralement mieux accueilli. Mais en Algérie, par exemple, le français n'a aucun statut officiel alors que 15 millions de personnes le comprennent et l'utilisent dans leur vie quotidienne. Dans ce pays, les maisons d'édition qui publient en français font un choix politique autant qu'éditorial. L'existence même d'une littérature et d'une culture francophones en Afrique ou en Haïti est conditionnée à l'existence d'éditeurs indépendants. Si tous les livres en français étaient édités en France, en Suisse, en Belgique ou au Canada, plus personne n'aurait les moyens de les acheter en Afrique ou Haïti. Sans livres édités localement, le français disparaîtrait rapidement du champs culturel des pays concernés.

Le rôle des éditeurs dans les pays plurilingues
En Haïti, le français est marqué par les stigmates du système d'exclusion mis en place par les dictatures francophones. Alors que le français n'est parlé que par 4% de la population, ce n'est que récemment que le créole a trouvé sa place dans l'enseignement, dans les médias et dans l'édition. L'inclusion progressive du créole dans des domaines où le français dominait autrefois représente un véritable progrès social. Les éditeurs s'en font l'écho en publiant de plus en plus de textes mêlant créole et français dans le même récit. Le fait d'éditer également dans les langues autochtones permet alors d'éviter que la culture soit confisquée par une élite francophone.

A l'inverse, en République démocratique du Congo, c'est le français qui crée le lien entre les quatre langues nationales et les 500 idiomes locaux. Il n'existe pas encore de littérature zaïroise dans une autre langue que le français. Les éditeurs ont donc un rôle important à jouer pour préserver la diversité et l'harmonie des cultures. Pour les éditeurs francophones en pays plurilingue, il apparaît évident que la francophonie doit inclure les langues locales, qu'elles soient celles des populations autochtones ou des migrations contemporaines.

Le modèle romand
L'édition romande apporte un éclairage significatif dans le domaine des échanges inter-linguistiques et de la traduction. Le bassin francophone suisse est à la fois trop petit pour pouvoir aboutir sur le marché français et assez grand pour que l'édition locale se développe (avec un soutien institutionnel ou étatique). La Suisse a toujours eu une identité nationale plurilingue et une riche tradition d'échange culturel. Elle a joué sur la diversité plutôt que d'imposer un modèle "centre/province". Par une politique raisonnée d'achats de droits et de traductions, les éditions spécialisées ouvrent les catalogues aux auteurs étrangers. Mais la question de la spécialisation est vécue de façon très différente selon les pays francophones. Elle peut être un véritable créneau comme c'est le cas pour la BD québécoise, une question de survie pour l'édition indépendante de polars, un accès favorisé au marché - y compris au marché français - pour l'édition jeunesse.

Les partenariats dans l'édition
Plusieurs éditeurs francophones du Sud ont joint leurs forces dans des partenariats de publication. Pour eux, il ne s'agit plus d'être dans un rapport de dépendance, de combat et de confrontation idéologique avec la France, mais plutôt dans un rapport de marché. Les éditeurs locaux se battent pour que les jeunes auteurs ne partent pas signer avec des grandes maisons d'éditions à Paris. Afin de lutter contre cette forme d'expropriation intellectuelle des auteurs du Sud, ils recherchent les jeunes auteurs et tentent de signer avec eux des contrats qui réservent les droits pour leur pays d'origine. Ensuite, les éditeurs peuvent éventuellement revendre ces droits à des maisons d'édition française avec une plus-value légitime. Le combat idéologique de la langue et de la dépendance par rapport à Paris se déplace dans le champ de la relation éditoriale. Et ceci est vrai pour l'Afrique comme pour la Suisse romande.

RTS Découverte avec Nadine Bordessoule et Martine Lenoble, chargées d'enseignement à l'École de langue et de civilisation françaises de l'Université de Genève

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