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«Nous n’avons pas pleuré nos morts comme il convient»

«Nous avons besoin d’être seuls pour nous retrouver» [Keystone]
«Nous avons besoin d’être seuls pour nous retrouver» - [Keystone]
Dans cette lettre ouverte publiée en début d'année par un quotidien haïtien, Ericq Pierre pose un regard assez critique sur l'omniprésence des ONG et, plus généralement, des étrangers venus aider Haïti. Celui qui avait été désigné premier ministre par le président Préval en 2008 demande que la date du 12 janvier soit laissée aux Haïtiens, pour qu'ils puissent enfin pleurer leurs morts.

Dans une semaine, c’est l’anniversaire du tremblement de terre.  C’est le 12 janvier. Jamais auparavant Haïti n’avait connu autant de victimes d’un fléau unique en une si courte durée. Jamais les Haïtiens n’avaient fait preuve d’autant de solidarité. Ni n’avaient reçu autant d’attention des étrangers. Et de la communauté internationale. Tellement d’attention qu’ils n’ont jamais eu le temps de vraiment pleurer leurs morts, comme il convient. Sauf quelques rares exceptions. Nous n’avons pas pleuré nos morts, comme il convient, parce qu’ils étaient trop nombreux. Parce qu’il y en avait encore beaucoup ensevelis sous les décombres. Parce qu’il y avait trop de monde autour de nous. Parce qu’il y avait trop de victimes. Trop de morts-vivants. Jamais dilemme n’était plus grand: pleurer des morts déjà morts ou des vivants presque morts.

Nous n’avons pas pleuré nos morts comme il convient et nous n’en sommes pas fiers. Nous ne sommes pas contents non plus. Nous n’aimons pas pleurer en public. Surtout pas devant les étrangers.  Et nous n’avons pas été  confortables avec  l’idée de  pleurer devant le monde entier. Or le monde entier était venu nous assister. Et nous regarder pleurer. Voyeurs malgré eux, mais voyeurs quand même. En dépit des  apparences, nous n’aimons pas nous donner en spectacle.  Ce n’est pas parce que certains d’entre nous le font à longueur de journée qu’il faut conclure que  les Haïtiens n’éprouvent aucune gêne à livrer leurs émotions en public.

Autant dire qu’elle est devenue bien encombrante  cette présence plurielle et massive d’amis étrangers venus nous porter secours. Ils sont venus en trop grand nombre et ils ne sont pas  repartis.  Ils sont venus avec trop de propositions. Trop de moyens. Trop de promesses. Ils prennent trop de décisions. Ils sont venus avec trop de savoir. Et pas assez de savoir-faire. Ils sont tellement nombreux à nous embrasser qu’ils ont fini par nous embarrasser. Que dis-je? À force de nous étreindre et de nous embrasser, ils sont sur le point de nous étouffer. S’en rendent-ils compte au moins?

Le 12 janvier 2011 donc, plusieurs organisations présentes en Haïti vont essayer de profiter de l’anniversaire du séisme  pour se faire mieux connaître  des Haïtiens et en même temps pour convaincre leurs supporteurs financiers de l’importance des activités  qu’elles ont menées  en Haïti au cours de l’année écoulée. Elles insisteront aussi sur la nécessité de continuer à apporter leur contribution pour les années à venir. À défaut de réalisations concrètes et visibles liées à la reconstruction, notamment l’absence de logements pour le million de sans-abris, le peu de progrès réalisés dans le déblaiement, ces organisations, de concert avec certaines autorités  locales, se préparent à exposer le 12 janvier leur vision pour cette moitié d’île. Elles accorderont interviews sur interviews et distribueront des vidéos-cassettes décrivant les prouesses de leurs organisations et les sacrifices consentis par leur staff pour venir en aide aux Haïtiens. Il y en a qui rappelleront pour la énième fois qu’Haïti est le pays qui reçoit le plus fort volume d’assistance au monde. Juste après l’Afghanistan. Et toutes réitéreront avec des chiffres nouveaux ou recyclés leur soutien au peuple haïtien.

Pour certaines ONGs, la lutte contre le choléra sera aussi à l’ordre du jour le 12 janvier, même s’il  y a eu quelque déception du fait que ce fléau ait apparu là où on ne l’attendait pas. En effet, la logique du désastre voudrait que le choléra apparaisse d’abord dans les camps pour se répandre ensuite dans le reste du pays. Et plusieurs organisations avaient préventivement annoncé cette explosion dans les camps. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Le choléra est parti de l’Artibonite et - pas des camps des sinistrés - et se répand dans le reste du pays, comme avec une vengeance. Il est important que l’ONU/MINUSTAH accepte les conséquences inhérentes aux conclusions scientifiques sur l’origine de ce fléau en Haïti. Jusqu’à présent, on semble vouloir trop banaliser cet aspect.

Je trouve normal que des organisations qui ont effectivement œuvré toute l’année en Haïti utilisent la période de l’anniversaire du séisme pour parler de leurs activités. Et même pour  faire de la propagande et des plaidoyers pro domo. La seule chose que je prends la liberté de leur demander c’est  de ne pas organiser des activités publiques de commémoration,  de célébrations ou d’inaugurations de quelque nature que ce soit le 12 janvier 2011. Je suggère qu’elles choisissent pour leurs manifestations n’importe quelle date de janvier, sauf le 12. L’idée c’est de laisser la date du 12 aux Haïtiens pour qu’ils puissent enfin communier seuls avec leurs morts. Que nos amis étrangers nous laissent seuls pour un jour au moins. Pour un seul jour. Qu’ils nous laissent seuls le 12 janvier 2011 et, pendant quelques années, tous les 12 janvier à venir. Je voudrais insister là-dessus: je ne demande qu’un jour par année, à partir de 2011 pour nous permettre de pleurer nos morts, de communier avec eux, de réfléchir sur ce qui nous  arrive. D’essayer de comprendre comment et pourquoi  nous  sommes arrivés là où nous sommes. Nous avons besoin  de retrouver un  peu de paix ce jour-là. Seuls avec les nôtres.

J’espère que nos amis étrangers comprendront. Que les ambassades comprendront. Que  les multilatéraux tout comme les bilatéraux comprendront. Que les ONGs comprendront. Que  la MINUSTAH, l’ONU, l’OEA , le CARICOM et «tous les amis d’Haïti» comprendront. Nous avons besoin d’être seuls pour nous retrouver. Des compatriotes m’ont même dit qu’ils ont une certaine  nostalgie du temps où nous étions tout seuls. Cela n’allait pas très fort, c’est vrai. Mais, cela ne va pas fort non plus aujourd’hui que nous ne sommes pas seuls. Nous aimerions  nous approprier totalement le 12 janvier. C’est en quelque sorte le seul geste de souveraineté qui soit  réellement  à notre portée pour le moment. Je compte aussi sur Bill Clinton et son équipe pour comprendre. De même que sur P. J. Patterson. Bonne année 2011!

Article paru dans le quotidien haïtien Le Nouvelliste, janvier 2011

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