Le Blues

Grand Format

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Introduction

Avec ses douze mesures, ses trois phrases, son aura d’authenticité et ses figures maudites, le blues a la cote en 2017. Retour sur son histoire dans "Audioguide".

Un patrimoine folklorique

En ces temps de superficialité, d’égocentrisme et d’intelligence artificielle, le blues rural semble offrir, avec sa structure immuable et son côté solitaire, une oasis d’authenticité. C’est l'un des seuls genres musicaux qui peut être résumé en une seule image: un bluesman sous un porche, avec un harmonica ou une guitare.

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Le Blues. [Max Pixel]Max Pixel
Audioguide - Publié le 22 mai 2017

Ce patrimoine nous est parvenu intact grâce à John et Alan Lomax, musicologues de père en fils. Entre les années 1930 et 1950, ils ont sillonné les villages et les prisons du Sud des Etats-Unis pour y capter et graver sur disque les chants d’individus isolés de toute influence extérieure. Ces enregistrements vont être religieusement écoutés par de jeunes générations de blancs dans les sixties: les Rolling Stones, Eric Clapton, Led Zeppelin, et toute la famille qui donnera par la suite le rock et le heavy métal.

"Le blues est entièrement noir et entièrement folklorique. C’est une réaction émotionnelle fondamentale à un environnement oppressif, un chant d’aliénation dans un pays où la population noire est passée d'un stade d'esclave dont la vie était mêlée à celle des blancs, et où la musique traitait de sujets collectifs, au stade d’homme libre isolé dans un monde de ségrégation ultra violente, qui raconte sa propre misère individuelle."

Tony Palmer, historien

John Lomax, musicologue. [Wikipedia/Library of Congress]
John Lomax, musicologue. [Wikipedia/Library of Congress]

Les origines du genre

Le mot blues est l'abréviation de "Blue Devils", les diables bleus, une expression ironiquement traduite en français par "idées noires". Le terme date du XVIe siècle, mais il sera associé au blues au tournant du XXe, avec le vaudeville.

LeRoi Jones, auteur en 1963 d'un livre passionnant intitulé "Le peuple du blues", est l’un des premiers historiens afro-américains à étudier la relation indissociable entre l’histoire de l’esclavage et l’émergence des musiques noires.

Pour lui, les racines du blues remontent à la fin de la guerre de Sécession. L’émancipation des esclaves leur a permis alors d’avoir une existence humaine normale bien que misérable, et surtout, isolée du restant de la société, et parfois même les uns des autres. Les chansons et les cris qui scandaient le travail aux champs sont petit à petit devenus des chansons de solitaires, accompagnées à la guitare ou à l’harmonica, pour remplacer la réponse du chœur à la voix principale.

Durant ce tournant de l’histoire, les Afro-Américains découvrent également les loisirs, et, comme l'ajoute LeRoi Jones, "la liberté de mener ou de gâcher leur vie à leur guise", avec tous les problèmes sociaux (alcool, prostitution, jeu et criminalité) que cela entraîne. Si bien qu’assez tôt, le blues a été assimilé à une musique de rue, mais surtout à la musique du diable.

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Amir Baraka alias LeRoi Jones. [Julian C. Wilson/AP Photo/Keystone]Julian C. Wilson/AP Photo/Keystone
Audioguide - Publié le 23 mai 2017

Photo: Amir Baraka alias LeRoi Jones

Country blues VS Jazz blues

Le destin du blues comporte son lot de légendes, mélange de superstitions, de vaudou, de pacte avec le diable et de morts hautement suspectes. Pourtant, son potentiel fut "découvert" par William Christopher Handy, un compositeur afro-américain. Un beau jour de 1903, il surprit un musicien chanter dans le dépôt d'une gare, intégra ce "blues" dans ses concerts et offrit cette découverte à un public blanc enthousiaste.

The Saint Louis Blues par W.C Handy. [Wikimedia]
The Saint Louis Blues par W.C Handy. [Wikimedia]

Alors le blues commença à se séparer en deux catégories, explique l’historien Tony Palmer. D'un côté, le "country blues", ou blues rural, était un mode d’expression principalement individuel et spontané, utilisé par les musiciens de rue itinérants. De l'autre, le blues urbain, appelé parfois "jazz blues", se développa en partie à Beale Street justement, mais surtout à La Nouvelle-Orléans. Le jazz blues était principalement instrumental et moins souple que le blues traditionnel dans lequel on chantait seul en s’accompagnant à la guitare. Puis arriva le "vaudeville blues" directement issu des "minstrel shows".

Ce sont principalement des chanteuses comme Bessie Smith, Ma Rainey ou Mamie Smith qui ont ensuite réconcilié le blues rural chanté avec la tradition instrumentale de La Nouvelle-Orléans.

Des champs aux prisons

Tous les grands admirateurs du blues connaissent le nom de Lomax. John, puis son fils Alan, musicologues de père en fils, ont fait un travail de recherche titanesque pour répertorier les chants des musiques noires des Etats-Unis, mais aussi des Caraïbes.

Cette quête commence par un des séismes les plus bouleversants du monde moderne: le passage à la musique enregistrée dans les années 20. Le succès du titre "Crazy Blues" de Mamie Smith en 1920 est l’un des pivots de cette révolution, en ce qui concerne la culture noire américaine. Les maisons de disques étaient prêtes à envahir le trou le plus paumé du pays un enregistreur à la main pour trouver la perle rare. Le profit était assuré pour de nombreux prospecteurs surfant alors sur une image toute marketée, mélange d'authenticité, d’exotisme et de charme naïf parfaitement douteux. C'est la naissance d'une nouvelle discipline, celle du "field recording", l’enregistrement sur le terrain.

La plupart des enregistrements étaient plus ou moins catastrophiques. Le matériel très lourd et encombrant: il fallait par exemple, en 1925, réfrigérer les micros à charbon, qui crépitaient sous la chaleur des régions du Sud. On s’installait dans les chambres d’hôtel, les églises, les entrepôts, et sous les yeux incrédules des musiciens, on faisait tourner l’aiguille sur le disque pour capter les expériences et le vécu de ces bluesmen. Blind Lemon Jefferson fut "découvert" sur un trottoir de Dallas, puis emmené, comme beaucoup d’autres, à Chicago, là où la ségrégation était moins violente. Cette razzia sur les bluesmen permit de faire entrer beaucoup de noms dans la postérité, et surtout de capter l’essence même du blues rural. Mais le succès était inquiétant pour les musicologues: les zones rurales se vidaient, menaçant d’extinction de tout un folklore.

La prison reste le dernier lieu où l’on pouvait directement avoir accès à une musique vierge de toute influence de la modernité. C’est en prison que John Lomax trouva Huddie William Ledbetter, surnommé Leadbelly, le ventre de plomb. John Lomax et son fils étaient en charge de récolter les témoignages de la culture américaine pour la Librairie du Congrès. Les tournées de Leadbelly, que John Lomax faisait s’habiller en prisonnier même après sa libération, ont grandement participé aux stéréotypes d’authenticité du blues.

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Huddie William Ledbetter alias Leadbelly. [Library of Congress]Library of Congress
Audioguide - Publié le 24 mai 2017

Photo: Huddie William Ledbetter alias Leadbelly

A l'assaut de l'Europe

Après la grande migration des campagnes jusqu’aux villes dans le premier quart du XXe siècle, le blues s’est offert une croisière transatlantique durant la Seconde Guerre mondiale dans les valises des GI débarquant sur sol britannique.

Beaucoup d’entre-deux sont des Afro-Américains, qui distribuent volontiers leurs disques à la jeunesse, avide d’échappatoires et de nouvelles sonorités. Le blues en a bien besoin: dans les années 50, il s’est accéléré, est devenu le "jump blues", aussi appelé "electric blues", qui s’est confondu avec le "rhythm'n'blues". Puis vint le rock'n'roll, qui relégua le blues aux oubliettes pour tomber ensuite en disgrâce à la fin des années 50, au profit de la soul et de la pop.

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T-Bone Walker en 1972. [Wikimedia]Wikimedia
Audioguide - Publié le 25 mai 2017

Photo: T-Bone Walker en 1972

La Grande-Bretagne reprend alors le flambeau en célébrant des noms oubliés du genre. Le terrain avait été préparé par la BBC, qui diffusait du blues pour calmer les nerfs des habitants dans les abris durant les bombardements allemands. Lorsque les disques arrivèrent en masse, la transmission du virus fut fulgurante et se fit par contact direct: Mick Jagger fut exposé à Muddy Waters, en se liant d’amitié avec un cuisinier d’une base militaire où son père travaillait, alors que le chanteur Van Morrison grandit dans l’univers des chantiers navals.

Deux Allemands se chargèrent de monter un festival pour faire connaître la réelle valeur du genre en Europe. L'American Folk Blues Festival partit en tournée en 1962 en passant par la France, la Suisse, l’Autriche et bien sûr la Grande-Bretagne. A l’affiche, on trouvait entre autres T-Bone Walker, Memphis Slim, John Lee Hooker et Willie Dixon. Et dans le public, les futurs membres des Rolling Stones et de Led Zeppelin.

Le tourisme du blues

Le blues a beau être un genre très vendeur, il n'a pourtant pas sorti les Etats du Sud de la pauvreté. En 2017, le Mississippi possède le revenu moyen par foyer le moins élevé des Etats-Unis.

Mais contrairement à toute attente, le blues pourrait sauver ce désastre social et économique grâce, une nouvelle fois, à ce mythe d’authenticité qui lui colle à la peau. Depuis plusieurs années, le genre connaît une nouvelle incarnation: celle du tourisme. De nombreuses villes proposent des tours ou du merchandising lié au blues, et le succès est au rendez-vous pour certains lieux.

Clarksdale, dans le Mississippi, est l’une des villes les plus pauvres du pays, mais accessoirement également l'une des villes les plus riches en naissances et vécus de bluesmen du Sud. Son House, John Lee Hooker, Ike Turner, Sam Cooke ou Junior Parker y sont nés, Muddy Waters y a vécu, et la légende raconte que c’est là que Robert Johnson a vendu son âme au diable.

Highway 61 blues. [Tripadvisor]
Highway 61 blues. [Tripadvisor]

Nombreux sont ceux qui ont investi dans le tourisme du blues et nombreux sont les badges, t-shirts et mugs "I love Clarksdale" en vente dans les boutiques.

Mais l'augmentation des chiffres d'affaires et de l'argent public ne suffit malheureusement pas à éponger la baisse démographique. Et le Mississippi, lui, menace encore et toujours d'inonder le delta entier…

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Ground Zero Blues Club. [Nick Shields/Flickr]Nick Shields/Flickr
Audioguide - Publié le 26 mai 2017

Une série proposée par Ellen Ichters pour l'émission "Audioguide" sur Couleur 3

Réalisation web: Louise Saudan

Juin 2017